Les Ogres

Tous en piste !

Second film de Léa Fehner et confirmation. Une patte, une singularité, un regard. Tout ce qu’on espère d’une cinéaste neuve. Les Ogres avance avec une énergie dingue et avale la vie avec un appétit rare. Loin des minuties millimétrées, elle célèbre l’étymologie grecque du mot « cinéma » : mouvement.

Pari gonflé que de partir sur le postulat de longs plans-séquences où le scénario se mêle à l’improvisation générale, devant et à la caméra. Léa Fehner n’a peur de rien, sauf du vide, du rien, du non signifiant. Le résultat est un jaillissement permanent. Dès la première séquence, le spectateur est aspiré dans un tourbillon. La représentation d’une pièce de Tchekhov, dynamitée par une troupe itinérante sous son chapiteau. Un corps multiple qui éructe, souffle, chante, danse, gémit, se tord, saute et tombe. Adios « Au théâtre ce soir ». Salut, le flipper de spectacle vivant dont on serait la bille, collée aux protagonistes.

Le viscéral et le collectif priment. Avec le cinéma, Fehner déclare vouloir « donner à aimer les autres, tout en restant impitoyablement lucide ». Un moteur à double entrée qui débouche sur un millefeuille de personnages, de sentiments, de trajectoires. Un vœu schizo qui trouve pourtant son équilibre, car la réalisatrice mêle acteurs vedettes (Adèle Haenel, Marc Barbé, Lola Dueñas) et comédiens itinérants, et même son propre vécu familial, avec à l’image son père (François Fehner), sa mère (Marion Bouvarel) et sa sœur (Inès Fehner), vrais artistes du voyage.

Une folie pure, que le chef op’ Julien Poupard suit, capte, enveloppe, avec aisance et impulsion. Ce technicien nouvelle génération a la tâche périlleuse de filmer une ribambelle de comédiens parfois déchaînés, à trois cent soixante degrés. Sa maîtrise s’avère ici décisive, tant la forme, le cadre, la lumière épousent ce grand huit de vitesse et de déplacement. Un talent déjà remarqué sur les premiers longs récents Voie rapide de Christophe Sahr, L’Air de rien de Grégory Magne et Stéphane Viard, Terre battue de Stéphane Demoustier, Le Tournoi d’Élodie Namer et Party Girl de Claire Burger, Marie Amachoukeli et Samuel Theis.

« Mais oui, c’est une histoire de famille, et alors ! ». « C’est un asile de fous, cette caravane ». « Je veux qu’on ait l’air normaux, bourgeois et propres ». Trois extraits de dialogues. Trois instantanés de ce bal insolent et solaire. Les Ogres réussit pourtant, aussi, à accueillir l’émotion douce dans ses minutes d’accalmie, regards amoureux ou accueil d’un nouveau-né. Primée à Rotterdam en février, cette aventure secoue, réveille, même dans ses moments trop appuyés, comme la promo improvisée de Marion, pendant ses déboires conjugaux. Car ce film déborde, ce film est trop. Et voulu comme tel.