Carol

Liberté, liberté chérie

Depuis 2007 et son définitif I’m not There, on attendait des nouvelles de Todd Haynes. Une mini-série pour HBO plus tard, la magnifique Mildred Pierce, et le revoilà avec Carol, qui répond en tous points à ce qu’on est en droit d’attendre d’un film de cinéma.

Le récit, la mise en scène, les acteurs. C’est le grand trois. Celui auquel aspirent tous les cinéastes. Celui qui, lorsque ces trois éléments s’accordent et sont portés à un point de quasi-perfection, ne peut que transformer un film en œuvre d’art rare, unique. C’est ce que Carol, qui aurait certainement pu (dû) se retrouver plus haut dans le palmarès cannois de l’année, atteint, sans contredit.

Tout commence comme dans le Blue Jasmine de Woody Allen. Une femme, belle, très belle, qui vit dans le confort d’un cocon de luxe et d’élégance, est en instance de divorce. Mais si Allen nous rejouait avec passion la partition de la femme au bord de la crise de nerfs, Haynes, lui, regarde en arrière, dans les années 1950, pour contenir son récit dans un carcan beaucoup plus raffiné, sophistiqué… et subversif. Car, plutôt que d’être livrée à elle-même, désemparée, Carol va agir sur son destin, assumant ses désirs et ses envies en manifestant son attirance à une jeune employée de grand magasin solitaire.

Une femme qui divorce, mais en plus qui se révèle homosexuelle ? Le scandale est grand pour le New York puritain et conventionnel de ces années, le mari de Carol faisant alors jouer une clause de moralité pour s’assurer que la dame ne puisse plus revoir ses enfants. Entre mélo et road-trip, sur un scénario adapté de Patricia Highsmith, peaufiné pendant plus de 10 ans par Phyllis Nagy, la sublime et difficile histoire d’amour se nouant entre ces deux femmes dépasse alors bien vite le cadre. Comme il le faisait dans Loin du paradis, Haynes a beau se tenir au plus près de ses personnages, il ne se contente pas d’enregistrer leurs mouvements : et c’est la liberté, concept fondamental de son œuvre, qui se retrouve alors mise en jeu et défendue à chaque plan, à chaque scène. Une liberté d’aimer, une liberté de résister, une liberté de se tenir debout, malgré les coups, malgré le monde extérieur corseté.

Une liberté difficile à atteindre, bien sûr, exigeant sacrifices, faisant monter l’angoisse de vivre d’un cran à chaque nouvelle tentative de s’en approcher. Ce qu’Haynes, intelligemment, ne se contente pas de dire. Tournée en 16mm, ce qui lui donne un grain d’images saisissant, son Carol fait, en effet, sans cesse résonner sa mise en scène, empruntant à l’arsenal stylistique du film noir pour mieux dire l’ambiguïté, l’amertume, la tristesse que révèle aussi ce magnifique combat pour avoir le droit d’être qui l’on est. Jeux de désaxages et de reflets, direction photo ciselée, signée Edward Lachman, faisant du vert et du jaune ses tonalités dominantes, musique d’une grande mélancolie composée par Carter Burwell, compositions de plans d’une finesse remarquable, souplesse des mouvements de caméra… le classicisme un rien vintage de la forme s’allie avec profondeur à la modernité du propos.

Bouleversant sur le fond, sublime sur la forme, Carol, comme toujours chez Haynes, brille encore par la performance de ses actrices monstres. Rooney Mara, délicate, fragile, timide fait face à l’impériale Cate Blanchett, tétanisante de talent, grande bourgeoise qui, en un froncement de sourcils, un plissement de son regard de chat, parvient à transmettre une épaisseur, une grandeur, un mystère proprement palpitants.

Blanchett, nous le savions déjà, est une reine. Mais lorsqu’elle rencontre, par la grâce d’un film flirtant avec la perfection, un cinéaste qui sait mieux que les autres le voir, notre cœur ne peut plus que se soumettre et se tenir, à jamais, aux côtés de cette femme irrésistiblement debout.