Big eyes

Aux yeux du monde

Tim Burton retrouve les thèmes qui lui/nous sont chers, questionne l’art, la vérité et la justice dans un film proche de Edward aux mains d’argent et Ed Wood. Et qui pose aussi la question de la femme dans la société américaine.

Big eyes de Tim Burton : À retrouver ce soir à 20h45 sur CINE+ EMOTION

Une femme douce. Elle pourrait être la Kim de Edward aux mains d’argent, grandie dans une banlieue aux jolies maisons couleurs pastel bien rangées. C’est une banlieue identique que quitte Margaret, en même temps que son mari, au début du film et à la fin des années 1950, « bien avant que ça devienne à la mode », comme le précise la voix off. Elle emporte ce qui compte le plus pour elle : sa fille Jeanne, et ses pinceaux et tableaux. Précurseur, Margaret ? Une fois installée à San Francisco, elle retombe vite dans les filets d’un homme. Walter est peintre aussi, il a étudié à Paris, et continue à immortaliser sur toile les rues de Montmartre, mais il est aussi bruyant et fanfaron qu’elle est introvertie et silencieuse. Alors que son ex-mari tente de lui retirer la garde de leur fille sous prétexte qu’une femme célibataire ne peut être une mère décente, Walter met un genou en terre et propose d’épouser Margaret, afin de subvenir à ses besoins ainsi qu’à ceux de Jane. Margaret signe désormais de son nom d’épouse : KEANE. Lors d’une exposition dans les couloirs sombres d’une boîte de jazz, Walter est pris pour l’auteur des portraits d’enfants tristes aux yeux grands comme des soucoupes. Il ne dément pas. Mieux, il voit là le moyen de faire rapidement fortune : « Les gens n’achètent pas l’art au féminin… Je suis Keane, tu es Keane, désormais nous ne formons qu’une seule et même personne. »

 

« Qui est l’artiste ? » demande une jeune femme au couple. Pour quelques secondes d’hésitation, Margaret, sans le savoir, s’enferme pour les dix années à venir dans le mensonge. De son atelier sortiront les tableaux que Walter vendra ou offrira à des stars, reproduira en posters, sur des calendriers, des cartes postales ou des mugs, construisant ainsi sa postérité et la fortune du couple.

Aux yeux du monde, qui est l’artiste ? En ces temps de mercantilisme à tout crin, est-ce celui qui crée ou celui qui vend ? Un artiste méconnu est-il un artiste ? Il y a plusieurs éléments troublants dans cette histoire véridique. À commencer par le fait que ces portraits d’enfants aux grands yeux, qu’il soient signés de Margaret, de son mari ou bien du pape, sont bel et bien, hum, disons  « kitsch », pour reprendre un des rares mots polis de la critique de l’époque. Pourtant ils ont plu aux foules, Joan Crawford pose devant son portrait par Keane sur son autobiographie, de grands musées en possèdent des exemplaires, et ce style a même fait des émules dans le monde entier : rappelez-vous les « poulbots » envahissant la chambre de toute personne née dans les années 1960 ! En exergue de Big Eyes, une phrase authentique d’Andy Warhol, l’homme qui a incontestablement fait de l’art avec de la soupe en boîte, l’atteste : « Je pense que le travail de Margaret Keane est formidable. C’était forcément bon : si ça avait été mauvais, elle n’aurait pas eu autant d’admirateurs. » Le succès comme preuve du talent ? Vaste sujet.

On pense ici beaucoup à Ed Wood, mis en scène en 1994 par Tim Burton. Et pour cause : le scénario est signé des mêmes auteurs : Scott Alexander et Larry Karaszewski. Mais Ed Wood ne fut jamais considéré que comme un ringard et ses films sont des flops : c’est sa passion du cinéma, sa naïveté, son enthousiasme et sa marginalité qui faisaient l’intérêt du personnage pour Tim Burton. Ed Wood rejoignait ainsi les monstres gentils de ses films contes (Beetlejuice, Edward…) , et les monstres méchants qui avaient leurs raisons (le Pingouin, Catwoman…). Ici, la question de savoir qui est le monstre et qui est l’être normal se pose moins. Les « monstres gentils » sont dans les tableaux de Margaret, et Walter Keane, menteur et usurpateur, est vite identifié comme le méchant de service.

Quoique. Vu d’aujourd’hui, l’acceptation par Margaret d’un mensonge aussi pesant, puisqu’elle tait la vérité à sa propre fille et à sa meilleure amie, paraît sinon monstrueuse, au moins « anormale ». Femme des années 1950, elle est piégée dans un monde d’hommes. Amy Adams incarne parfaitement la fébrilité timide, la docilité fataliste de Margaret, sûre d’aimer peindre, mais pas convaincue que sa peinture mérite d’être aimée. Le long chemin qui la mène à la vérité est aussi celui vers l’émancipation : petite fille rêvant du prince charmant, elle a fait entrer le loup dans sa maison. Et c’est en « loup » façon Tex Avery que Christoph Waltz interprète le personnage de Walter. Il surjoue avec gourmandise et délectation, et c’est particulièrement probant dans la scène d’ébriété au cours de laquelle il glisse des allumettes enflammées par le trou de la serrure de l’atelier où Margaret et sa fille se sont retranchées pour lui échapper, façon trois petits cochons. Pour se débarrasser de l’homme qui la maintient dans l’ombre, il faut faire tomber son propre masque d’épouse discrète, dire « je suis l’auteur de ces toiles » et entrer dans la lumière. Big Eyes est le film de Tim Burton le plus lumineux à ce jour. Et sous une apparence lisse se mesurant à l’aune du vécu de Margaret (qui peint toujours à 88 ans), une de ses œuvres les plus complexes et riches.