Timbuktu

La partie de football sans ballon

Il y a de ces séquences qui vous laissent sans voix. Des moments de cinéma où quelque chose de miraculeux intervient, où une résonance opère. Ce sont des instants de grâce qui nous saisissent corps et âme et qui nous placent, soudain, en phase absolue avec ce qui se joue à l’écran. Récit subjectif.

Au cœur du désert, dans un très ancien lieu de civilisation, des fondamentalistes ont entrepris de plier la population à leurs règles obtuses (qu’ils ne s’appliquent pas à eux-mêmes). Les interdits pleuvent, absurdes, incompréhensibles, inflexibles, imposés par une lecture sourcilleuse du Coran, auquel ces fous de Dieu font dire ce qu’ils veulent.
Les femmes sont voilées de noir pour que nul regard ne s’attarde sur ces ombres soumises. Toute résistance est matée. Coupable de s’aimer sans être marié, un couple est lapidé à mort. Interdit de chanter, de danser, de lire des livres, de porter des pantalons, de s’asseoir dans la rue. Interdit de jouer au football…

Dans Timbuktu, le Mauritanien Abderrahmane Sissako montre les ravages de cette idéologie terrifiante, son jusqu’au-boutisme délirant, l’arbitraire absolu de ses décrets, sa risible tartufferie. Soudain, il nous entraîne sur un terrain vague où des gamins disputent une partie de football. Sans ballon ! La musique d’Amine Bouhafa soutient cette chorégraphie aérienne qui défie la nouvelle loi coranique de la pesanteur. Croisement de jambes dans le vide, passes imaginaires, jeux de têtes mimés, dribbles oniriques, fluidité des placements sur le sable qui virevolte. Trompant le gardien, un joueur marque un but. Il court, bras écartés, en faisant l’oiseau. Ballet sublime, transgression somptueuse.

Une patrouille à moto, flairant le délit, tourne autour de ces magiciens inspirés qui ont trouvé la parade : une innocente gymnastique d’échauffement, exempte de toute condamnation divine. Les cerbères repartent bredouilles, sans gibier pour leur potence.
L’allégresse de la liberté conquise, la poésie de cette résistance pacifique, la limpidité de la mise en scène, la lumière de cet instant suspendu provoquent une émotion très profonde, inattendue.Depuis toujours, le cinéma échoue à filmer le football. Pourquoi ce sport planétaire, cet espéranto universel, inspire-t-il si peu le septième art ? Pourquoi bute-t-il sur cet obstacle ?Abderrahmane Sissako vient à bout de cette malédiction. Il réussit l’impossible. En une séquence. Sidérante, bouleversante.
Face à un écran, jamais nous n’avions éprouvé, aussi intensément, aussi intimement, ce tremblement venu de l’enfance, cette jubilation perdue que Timbuktu nous restitue par surprise. Pur instant de grâce.

 

par Jean-Claude Raspiengeas