Ponts et pontons #1

L’art du dissimulé

Focus sur l’un des clichés de la belle exposition consacrée, jusqu’au 29 janvier, au photographe Irving Penn au Grand Palais.

Irving Penn Ingmar Bergman Stockholm, 1964 épreuve gélatino-argentique, 1992 38,4 x 38,1 cm The Metropolitan Museum of Art, New York, Promised Gift of The Irving Penn Foundation © The Irving Penn Foundation
Irving Penn – Ingmar Bergman – Stockholm, 1964 – épreuve gélatino-argentique, 1992 38,4 x 38,1 cm The Metropolitan Museum of Art, New York, Promised Gift of The Irving Penn Foundation © The Irving Penn Foundation

Il y a ces yeux grands ouverts. Ceux, ou plutôt celui, le gauche, de Picasso qu’Irving Penn a capturé en 1957 dans un portrait à la présence fascinante. Pour s’amuser et égayer le sweat gris qu’il portait ce jour-là, le peintre avait revêtu une cape espagnole et un chapeau. Le photographe, pour sortir de l’idée du déguisement, s’est approché du visage de Picasso et a isolé cet œil écarquillé pour en faire le point de focale d’une image au format carré devenue célèbre.

Dans la belle exposition que consacre actuellement le Grand Palais à Irving Penn pour célébrer le centenaire de sa naissance, on trouve aussi le visage adorable d’Audrey Hepburn (la photo date de 1951). Elle est vêtue d’un pull noir moulant, se tient le menton de la main droite. L’actrice sourit dans ce portrait, où la tête et le bras gauche écarté dessinent une diagonale. Ses yeux traduisent son innocence : un mélange d’ingénuité et de profonde bonté.

Un peu plus loin, dans cette salle à la lumière grise tamisée, une image, réalisée à Stockholm en 1964, frappe par l’intensité de ce qu’elle semble vouloir dissimuler : c’est le visage d’Ingmar Bergman. Le cinéaste suédois tient ses paupières fermées avec ses deux index. Ses traits sont reposés, la bouche est sérieuse, les sourcils fournis. On s’attarde : Bergman est là, devant nous, yeux clos.

Surgit dès lors dans notre mémoire un extrait de l’ouvrage de Michel PascalHistoire secrète du cinéma français, paru récemment chez Robert Laffont. Le chapitre s’intitule La Malédiction de Venise et revient sur la période sombre de la carrière du producteur Daniel Toscan du Plantier. Bergman, dont Toscan a produit l’immense Fanny et Alexandre et qui ne se rendait habituellement pas dans les festivals, avait fait une exception en 1983, s’était déplacé à Venise et avait accepté, le temps d’un déjeuner, d’occuper une table voisine de celle de Fellini dans les jardins du Palazzo Dario.

« Ceux qui ne savent pas ce qu’est l’œil, le regard de Bergman doivent imaginer une dague de cristal pénétrant entre les deux yeux et fouillant votre cerveau », écrit le journaliste Michel Pascal, qui évoque, un peu plus loin, son « regard magnétique, autoritaire et foudroyant ». À la fin du repas, le cinéaste a pris Daniel Toscan du Plantier par le bras et lui a fait savoir qu’il sentait sur lui « comme une menace », ce qui eut pour effet de clouer le producteur sur place, à l’heure où la roue de la Gaumont n’avait pas encore tourné pour lui (il fut, en effet, évincé de la société en 1985).

Face au portrait d’Irving Penn, on se surprend dès lors à imaginer ces paupières se lever et laisser apparaître ce regard clairvoyant. Le photographe avait-il ressenti son intensité, sa puissance hors norme ? Irving Penn était un virtuose de la simplification, nous explique-t-on dans l’une des premières salles de l’exposition. Le génie de ce cliché réside sans doute dans ce qu’il camoufle : il excite notre imaginaire, et fait ainsi revivre les morts.