Le Fleuve

Le pouvoir des couleurs

En attendant de vous concocter nos « ordonnances joyeuses » pour que vous puissiez vivre ce confinement haut les coeurs, nous vous proposons de redécouvrir notre dossier consacré aux « films qui nous rendent heureux », l’histoire de vous maintenir en joie, autant que possible…

C’était quelques semaines avant un voyage prévu en Inde. Un soir d’hiver, je découvrais, sur le tard il est vrai, ce film de Jean Renoir en DVD. Mon fils, alors âgé de huit ans, jouait à un jeu de Pokémon sur sa DS à mes côtés et ignorait royalement mon exhortation à cesser la partie au profit de la lecture silencieuse. La séance devrait donc jouer des coudes avec un fond sonore de combats frénétiques… Je regardais enfin, dans ce contexte domestique, le premier film en couleurs tourné par Renoir, fin 1949, au Bengale, sur les bords de la rivière Hooghly, à 40 km de Calcutta. Le réalisateur du Carrosse d’or résidait alors à Hollywood, où il n’était plus très populaire, et adaptait ainsi le roman autobiographique de Rumer Godden, chronique de la vie d’une famille d’Anglais sur le sol indien et récit d’un premier amour. D’emblée, une sensation de chaleur émane de la séquence d’ouverture : sur un sol ocre, au rythme du sitar, des mains de femmes accueillent le spectateur en dessinant à la farine de blé déliée un « rangoli », figure géométrique destinée à souhaiter la bienvenue aux hôtes d’une maison et à protéger cette dernière dans la tradition indienne. Cet instant de convivialité cède dès lors la place à la sidération : dès les premiers plans tournés en Technicolor, les couleurs de ce pays lointain impriment la pellicule et irradient avec puissance. Les personnages investissent l’écran : une famille nombreuse d’occidentaux, un grand jardin (dont Renoir a fait arracher l’herbe, pour l’ensemencer de nouveau, afin d’éviter les demi-teintes !), et les habitants du cru, figurants dans ces images documentaires réalisées sur les bords du Gange que Renoir tisse à son récit. De ces corps au travail sur les bateaux ou sur les rives, de ce fleuve qui coule, comme la vie, sans qu’on puisse en contrarier le cours, de ces arbres somptueux qui se déploient dans le cadre, sourd une force cosmique éblouissante. Les rouges, jaunes, verts, marrons, blancs ou bleus vibrent avec la même intensité que les couleurs des tableaux d’Odilon Redon, dont la simple contemplation a le pouvoir miraculeux de réveiller et panser les âmes chagrines. À peine 15 minutes du film s’étaient-elles écoulées, que je constate avec surprise que l’attention de mon fils a migré de sa console au téléviseur. Le petit Bogey du film, fasciné par les cobras, aurait-il attiré son regard ? Les couleurs chatoyantes des images auraient-elles exercé sur lui aussi leur pouvoir hypnotique ? Toujours est-il que Thomas a regardé le film avec moi jusqu’au bout, avec intérêt et plaisir. Qu’on se le dise : dans un foyer strasbourgeois, en 2014, Pikachu fut mis KO par Jean Renoir ! Dans un bonus de mon édition DVD, Martin Scorsese partage son enthousiasme pour ce film : « Avec Les Chaussons rouges, ce sont les plus beaux films en couleurs. Ce fut une expérience déterminante pour moi ». Avant de préciser qu’il a découvert ce film avec son père à l’âge de… neuf  ans ! Certaines œuvres ont ce pouvoir magique : celui de toucher au cœur, d’accrocher le regard des spectateurs et de les enivrer, quel que soit leur âge. Le Fleuve est un de ceux-là.