La longueur d’avance

Lettre aux apprentis réalisateurs de la Sorbonne

Chers jeunes talents,

Hier soir au cinéma La Clef, rue Daubenton (Paris 5e), j’ai fait partie du jury invité à découvrir vos travaux. Ayant trop travaillé dans la journée, j’étais épuisée et n’ai eu ni la force, ni le courage de monter sur scène pour vous dire quelques mots. Mais le cinéaste Patrice Leconte a joué son rôle de président du jury avec une extrême bienveillance.

Vous dire donc ceci, si vous le permettez :

Contrairement au reste du jury (mais c’est sans doute mes collègues d’un soir qui ont raison), je suis restée circonspecte devant bon nombre de films présentés sur le grand écran de ce cinéma menacé de fermeture (le 31 mars était la deadline, cf. pétition en notes).

À mes modestes yeux et oreilles, hormis quelques exceptions (nous nous sommes mis aisément d’accord sur les trois prix), ces tentatives, toutes estudiantines futent-elles, manquaient de rigueur, de rythme et de sens esthétique – mais pas d’imagination.

Ça, l’imagination, vous en avez à revendre. Je ne m’inquiète pas pour vous. Mais la rigueur, le rythme et le sens esthétique, c’est important, ça se travaille, ça s’acquière. Je ne voudrais surtout pas passer pour une donneuse de leçons, mais juste vous exprimer quelques conseils amicaux.

Faire du cinéma n’est pas chose aisée. Je vous admire, j’en serais bien incapable. Mais faire du cinéma, c’est une profession de foi dont l’enjeu consiste à faire circuler des images et des sons sans que vous ne puissiez rien maîtriser de leur trajectoire une fois votre fusée lancée. C’est ainsi et c’est tant mieux. Ayez juste bien en tête que ces images et ces sons vont influer, d’une façon ou d’une autre, sur la perception de vos spectateurs. Avant de faire infuser des images et des sons dans l’inconscient de votre futur public, réfléchissez bien : vous avez une sacrée responsabilité. Le cinéma, c’est fun, c’est cool, c’est attirant, mais ce n’est pas innocent !

Alors, quoi ? J’aimerais vous suggérer plusieurs choses. Vous ferez le tri vous-mêmes.

  • Voyez beaucoup de bons films, des chefs d’œuvre reconnus par la critique. Décryptez-les, étudiez leur mise en scène, leur scénario, leur travail sonore et leur interprétation.

 

  • Ecoutez de la musique. Variez les genres, les voix. Pratiquez, si vous le pouvez. Ça aide beaucoup.

 

  • N’abusez pas de vos téléphones portables. Cet engin est utile, voire indispensable, mais il est aussi diabolique.

 

  • Lisez Bazin (une source), et, si vous le pouvez (c’est en anglais), cet essai majeur de Paul Schrader, Transcendental Style in Film. Votre univers personnel est peut-être à mille lieues de ceux de Dreyer, Bresson ou Ozu, mais votre regard et vos oreilles y trouveront leur compte. Soyez curieux : enchaînez avec les films de Gérard Blain, Jean-Claude Guiguet (Les Belles Manières, par exemple), Alain Cavalier, Bruno Dumont. Et bien d’autres que vos formidables enseignants vous ont suggérés ou vous suggéreront encore.

 

  • Offrez-vous le DVD de L’Aurore de Murnau. C’est un must. À voir et à revoir.

 

  • Lisez la presse cinéma, tant qu’elle existe en France. Il y a du choix. Les rédactions se donnent toutes du mal. Ecoutez la radio. Notre service public est enviable (tout comme notre système de santé menacé, mais ça, c’est hors sujet – ou pas).

 

  • Ne passez pas votre temps à voir des films ou des séries. Sortez prendre l’air, respirer, observer les gens dans la rue, tendez l’oreille aux terrasses des cafés (les anecdotes sont parfois inspirantes…), dans les transports en commun, partout. Have fun. La vie est une danse au-dessus de la lame d’une épée, disait un sage indien. Dansez !

 

  • Allez au zoo : la démarche des animaux renseignent sur celles de certains acteurs. Et les animaux, c’est cool.

 

À ceux qui ont reçu un prix :

Prenez ça comme un encouragement, please, mais pas comme une consécration. Orson Welles a pondu Citizen Kane à 25 ans, mais il reste une presque-exception. Notre pire ennemi à tous, c’est notre ego. Mal placé (trop haut ou trop bas), il nous joue des tours, parfois pendables. Faites gaffe !

 

Surtout, surtout : ayez confiance en vous. Vous avez tous du désir. C’est l’essentiel : ça maintient en vie.