Apnée, la preuve par cinq

Commentaires de Jean-Christophe Meurisse, scénariste, réalisateur

Apnée est un film ovni, une fresque libre comme l’air, un portrait détonnant de la France. Retour sur le voyage et sur le tournage en cinq clichés, commentés par son auteur et réalisateur, Jean-Christophe Meurisse.


SUPERMARCHÉ TRIO AUTRUCHE


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« La scène a été totalement improvisée, mais elle était dans le scénario. Je voulais qu’à un moment, une bête rôde dans un supermarché, symbole de l’hyperconsommation, complètement déserté. C’était un peu pictural. Un peu de mythologie dans un endroit de consommation. Improvisation, parce que l’autruche est vraiment imprévisible. Au tout début du scénario, ça devait être un buffle. On n’en a pas trouvé en Corse. Mais il y avait un petit élevage d’autruches. On en a trouvé une, qui a vécu toute sa vie dans une parcelle de terre. Les dresseurs ne savaient pas comment elle allait réagir en la lançant dans ce lieu. J’ai vraiment insisté. Il y avait des risques accidentels. Une autruche, si elle panique, peut tuer un homme, éventrer n’importe qui à coups de sabots. On était tous comme des explorateurs du pôle Nord qui attendent l’ours blanc ! Sans se faire choper ! À attendre qu’elle passe au fond du rayon. Ça a duré au moins une demi-heure, dans une extrême tension. Et elle est passée. C’était formidable. Elle était d’une très grande sympathie. Très touchante. Comme dans le film, elle est venue vers le trio. On avait déjà nos images, mais comme Thomas Scimeca a commencé à lui donner des chips, j’ai dit aux cameramen de reprendre les appareils. On a donc filmé leur rapport à l’autruche. Ça a donné la banane, la scène. On ne pensait pas une minute qu’on aurait pu approcher la bête. Je dois saluer celui qui nous a ouvert gratuitement le supermarché à Aléria en Corse orientale, un dimanche après-midi. Il était d’une extrême gentillesse, à voir l’autruche pisser au milieu des rayons ! Pendant la prépa du film, on nous avait dit : « Impossible de mettre un animal dans un supermarché », pour des raisons hygiéniques. Y a qu’en Corse qu’on a pu le faire ! »


FÊTE MARIAGE MEC TORSE NU


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« C’est la fin du tournage, c’est le mariage des trois héros. Je voulais une fête grandiose, à la fois sur le plateau et dans la fiction, dans un château. J’ai tourné deux nuits au Château de la Roche-Guyon dans le Val d’Oise, où il fallait encore une fois qu’on soit dans cette matière la plus vivante, la plus réelle. J’ai laissé tout le monde libre de picoler. On a marié, dansé, chanté et organisé plein de jeux, tout aussi pathétiques que drôles. Là, c’est vers quatre cinq heures du mat’. Je pense que tout le monde a pas mal de verres de vodka dans le nez ! Du catch sur des tatamis trouvés à la dernière minute dans une aile du château. On a filmé à deux caméras. Quand j’avais huit, dix, onze ans, j’adorais le catch. Je trouvais que c’était assez drôle de voir des marmules se battre et faire semblant, parce que c’est déjà du cirque. Olivier Martin-Salvan, très grand acteur de théâtre, a enlevé sa chemise. Je voulais que ce soit Christophe Fluder, qui est nain, qui soit l’arbitre. On a fait des matchs pendant près d’une heure et demie. Une heure et demie de rushes où tout le monde se combat dans une folie très généreuse. Ce sont les moments que j’ai le plus apprécié de filmer et regarder. Je pourrais les visionner encore et encore. C’est un mélange d’idiotie, d’ivresse, mais dans leur manière de jouer, de faire faussement du catch, de la lutte, il y a quelque chose de très amical, d’amoureux. Les filles contre les gars, les gars contre les filles, les gars entre eux, les filles entre elles. Toutes sortes de corps, géants, petits, gros, minces, toutes les couleurs possibles. Ce n’était pas que filmer une forme de débauche, c’était aussi filmer quelque chose de joyeux, de festif, d’unitaire. C’est la France. »


ENFANT CHAMP VOITURE EN FEU


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« C’est mon fils Aristide et ça part d’une photo qui me touche depuis des années. Une photo de chevet, en noir et blanc, avec des enfants en masque de Mickey, Minnie, Donald, qui se tiennent dans un champ à herbes mi-hautes, avec une voiture qui brûle au fond. Je la trouve très belle. J’avais envie de reproduire, de manière très fulgurante, ce tableau-là. Parce que, souvent, je construis le film par photos. Il y a, je crois, beaucoup d’images qui viennent frôler d’autres scènes qui sont plus bavardes. Cela n’a typiquement aucune explication. Ce moment représente quelque chose qui est juste avant la colère de Céline Fuhrer à la banque. C’est le moment où ça bouillonne, que j’ai voulu représenter par une image un peu imaginaire, photographique. Ça a été construit en deux étapes. Aristide n’a pas dansé pendant que la voiture brûlait. Dans un premier temps, il a dansé sur un titre des Beatles, Can’t Buy Me Love, qu’on n’entend pas dans le film. C’était le seul moyen de le faire danser, car là, il a sept ans. Il a été très impressionnant, car il n’a pas du tout été intimidé par l’équipe de tournage. Il a vraiment dansé pendant un quart d’heure. Dans le film fini, c’est une musique des Tambours du Bronx. Ensuite, on a fait brûler la voiture. Moment aussi très impressionnant parce que les caméras n’étaient pas si loin d’elle. C’était assez difficile de trouver la bonne distance. Cette scène exprime une colère. On retrouve ce rapport, comme avec l’autruche et le supermarché. Sans trop intellectualiser, il y a un mélange entre le retour de la nature, la nature, et notre monde, à travers le progrès. Évidemment, une voiture qui brûle dans les rues, c’est tout de suite la révolte des banlieues. Alors que là, c’est dans un champ, donc ça devient complexe. On ne sait pas trop si l’enfant est content ou pas. Il y a cette espèce de danse. C’est un peu une transe. Entre bouillonnement et transe. »


QUAD SUR LA ROUTE


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« Le tournage en Corse, il y a un an pile, était formidable. Il faisait encore beau. C’étaient des conditions idylliques. Il y a énormément de rushes où on roule en quad sur les départementales, les petites routes de montagne, les nationales, la ville. On était en méhari derrière, et on a dû changer trois ou quatre fois de véhicule parce qu’on n’arrivait pas à suivre ! Pourtant, ça ne va pas vite un quad. Mais on était trop sur la méhari ! Le chef op’, l’assistant caméra, le conducteur et moi. Chaque fois qu’il y avait quinze ou vingt degrés de pente sur la route, elle calait ! On les voyait filer devant. Alors je descendais, on redémarrait et on poussait tous. C’était un tournage assez pauvre, on faisait comme on pouvait. De manière assez dingue, on pouvait avoir dix kilomètres de route bloqués pour nous pendant une heure. Ce qui serait impossible dans d’autres régions. Au moment de la photo, je leur disais : « Faites ce que vous voulez, vous devez exprimer quelque chose de libéré, de joyeux. À ce moment-là, vous n’êtes plus en apnée. » Toute la première partie est quand même très en apnée. Un peu irrespirable. Ils n’arrivent pas à trouver d’argent, de logement. Ils s’interrogent sur leur futur. C’est un mélange d’activité et de passivité sur la remise en cause, avec quelque chose d’urbain, de contraint. Là, avec la musique de Jeanne Added, A War Is Coming, je voulais que ça se libère. J’ai longtemps pensé à Easy Rider. À l’époque, ils traversaient les États-Unis en Harley-Davidson. Là, c’est en quad, c’est un peu plus ridicule ! Mais il y a comme un vent de liberté. À un moment, Céline a proposé cette posture. Elle est contorsionniste. Et philosophe. Avant d’être actrice, elle était en philo et faisait de la contorsion. J’ai trouvé que c’était une très belle image. »


TRIO SOUS TRACTOPELLE


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« Le tractopelle vient d’une photo qui m’avait impressionné. Je crois que c’est en Inde, quand il fait très chaud. Trois ouvriers font leur pause sous le cagnard et ont soulevé leur tractopelle, en le mettant en tension. C’est le seul moyen de se faire de l’ombre. Ils sont en train de manger leur gamelle en dessous. Image impressionnante et dangereuse. On l’a reproduite. Il y a toute une scène que je n’ai pas gardée, où ils font l’amour tous les trois, puis ils s’engueulent un peu et Céline dit qu’elle veut se marier. J’ai trouvé que c’était trop triste et je n’avais pas envie d’entendre une déclaration qui devenait tout d’un coup psychologique. Ce n’était pas le ton du film. Mais on l’a tentée. C’était très particulier parce que le tracteur n’arrêtait pas de tomber, de glisser. Il y avait donc quelque chose de véritablement dangereux. Le propriétaire du tractopelle avait réussi à le mettre en tension. On commence à faire la scène en plan éloigné. Sans s’en rendre compte, en cinq minutes, ça avait déjà baissé d’un mètre. Donc on évacue tout le monde et on le remet là-haut. Puis on s’est mis plus près pour faire la scène. Il fallait faire vite. Il n’y avait pas vraiment d’appui. C’était mouvant. C’était du sable. Non seulement on n’avait pas de moyens, mais en plus on risquait notre peau ! Finalement, j’ai gardé cette image, qu’on voit juste avant qu’ils se marient. L’étreinte sous le tractopelle. Ils sont tous les trois nus. On était sur la plage, à côté de Pino. Quelques Corses locaux regardaient de loin la scène. On n’arrêtait pas de dire que c’était une comédie. Finalement, on les entendait dire : « Ben non, là on a l’impression qu’ils font un film porno ! »