Éloge de l’ombre

Entretien avec Irina Lubtchansky, directrice de la photographie

Fidèle à Arnaud Desplechin, Irina Lubtchansky éclaire Roubaix, une lumière, faux thriller, vrai film noir social, ancré dans la ville et ses ombres.

Le film s'appelle Roubaix, une lumière. Pour une directrice de la photographie, est-ce que cela prend une dimension particulière ?

« Une lumière » ! Ce mot m’a mis la pression, mais j’ai compris que Roubaix était le plus important dans ce titre. C’est le portrait de la ville, de jour, de nuit, en même temps qu’un film noir et social, et j’ai donc cherché à créer une lumière de film noir.

Comment avez-vous travaillé les nuances de cette lumière ?

Comme c’est un film noir, fort, je pouvais renforcer le contraste. J’ai travaillé davantage avec des projecteurs Fresnel, avec des projecteurs directionnels. Cependant, lors des scènes d’interrogatoire, le couple de filles joué par Sara Forestier et Léa Seydoux se tient toujours face aux fenêtres et donc la lumière enrobe leurs personnages. Face à cette lumière, on entre dans leur âme. Elles sont moins contrastées que les flics qui, eux, sont à contre-jour : il y a davantage de noir et d’ombre sur eux. Sur elles, c’est plus naturel, plus chirurgical.

L’éclairage naturel présente-t-il moins de contraintes ?

Je ne sais pas si cela est moins contraignant, c’est un autre style. Quand on utilise certains projecteurs, il est sans doute plus difficile de sculpter.

Que veut dire « sculpter » quand on fait de la lumière ?

C’est mettre de l’ombre, adoucir certains endroits, mettre du relief dans les images avec le contraste. Comme Arnaud Desplechin tourne vite, qu’on fait énormément de séquences par jour, il faut tout de suite être juste, ne pas se tromper dans les projecteurs et se dire que, avec tel ou tel projecteur, on pourrait sculpter plus facilement.

Irina Lubtchansky sur le tournage de Roubaix une lumière. Crédits : Shanna Besson.

 

 

Roubaix, une lumière est un film de genre qui se singularise dans la filmographie d’Arnaud Desplechin. Son tournage était-il singulier ?

Arnaud aime varier les décors et le film s’est tourné en trente jours, très vite ; nous étions en hiver, la nuit tombait très tôt. On était un peu plus serrés que dans ses autres films : c’est le seul film qu’on ait fait en hiver, précisément à cause de la lumière. 

La nuit est très présente dans le film. Comment l’éclairer ?

J’ai observé comment elle était et je me suis raccrochée aux lampadaires ;  je n’ai pas réinventé les nuits. Sauf au Parc Barbieux, où les deux flics qui font une insomnie discutent. C’est un grand parc de Roubaix, qui est dans tous les films de Desplechin. Nous y sommes allés en repérage avec Arnaud et on n’y voyait tellement rien qu’il fallait des lampes de poche : il n’y a pas d’éclairage public. Nous y sommes retournés le lendemain quand il faisait jour et j’ai vu que le sol était couvert de sable blanc. En voyant le décor de jour, j’ai su comment l’éclairer de nuit.

Les lumières jouent d’emblée un rôle important, dès l’ouverture du film, dans cette nuit de Roubaix…

J’ai laissé la ville comme elle était, avec ses lampadaires, et j’ai utilisé une caméra assez sensible. La première séquence, Daoud (Roschdy Zem) est tout seul dans sa voiture et il voit une voiture brûler. Dans cette première séquence, j’utilise pleinement l’éclairage de la ville, qui est un éclairage sodium un peu chaud, et j’ai éclairé Roschdy à l’intérieur de la voiture avec des nouveaux projecteurs à LED, avec lesquels on peut faire des effets, faire varier la lumière et jouer avec.

Comment éclaire-t-on le feu ?

Il s’éclaire tout seul, le feu !

Quelle place occupe le repérage avant le tournage, avec Arnaud Desplechin ?

Il prend de nombreuses photos avec des assistants qui jouent les personnages. Il fait des photos et choisit à l’avance des axes possibles, parce que, quand on tourne rapidement, on n’a pas le temps de faire un découpage au moment du tournage. De mon côté, je fais d’autres photos, plus larges. Arnaud fait des photos du cadre : on ne voit pas du tout le hors-champ, donc j’ai besoin de faire ces photos pour travailler avec les électriciens et les machinistes.

Quelle liberté vous donne-t-il ?

Il aime bien que l’on fasse des photos aussi pour lui montrer d’autres choses, mais il sait très bien ce qu’il veut faire. Il connaît très bien la technique et c’est agréable pour un opérateur : il a été opérateur lui-même. Il adore jouer avec la caméra, les travellings, le zoom, et c’est très excitant.

Irina Lubtchansky et Arnaud Desplechin. Crédits : Shanna Besson.

 

 

Avez-vous vécu des expériences très différentes de celle-ci avec d’autres réalisateurs ?

Beaucoup de réalisateurs ne veulent pas faire de découpage avant. Là, je gagne du temps : il y a une forme d’efficacité redoutable avec lui. Quand on travaille avec Arnaud, il n’y a pas un moment où l’on s’arrête. Il est toujours sur le plateau, même quand il ne tourne pas : il est là, parfois allongé par terre, et on passe au-dessus de lui quand on installe les projecteurs. Il nous met de la musique et il rêve. Nous, on est en transe.

Est-ce qu’Arnaud Desplechin utilise beaucoup de références ? Que vous a-t-il demandé de voir pour Roubaix, une lumière ?

Il nous a montré Le Faux Coupable de Hitchcock (1957). Mais il nous a montré peu de choses, et beaucoup moins que pour Les Fantômes d’Ismaël, car les partis pris de lumière étaient très forts. Dans Les Fantômes, il y a une séquence monochrome, pour laquelle il m’avait montré Une passion de Bergman (1969).

Qu’apprenez-vous de cette collaboration régulière avec Arnaud Desplechin?

J’apprends énormément sur chaque film. J’apprends qu’il faut faire des plans, non pas faire des images, des plans qui racontent. Il m’a montré aussi une vision psychologique de l’étalonnage : je pense l’étalonnage du point de vue esthétique, alors qu’il le pense du point de vue du personnage. C’est le héros le plus important et il faut bien le voir.   

Vous avez commencé comme assistante de votre père, William Lubtchansky, qui était un grand directeur de la photographie. Que vous a-t-il enseigné ?

Il m’a appris l’amour du tournage. Moi aussi, j’adore être sur un tournage. À chaque fois, c’est un défi différent. On ne fait jamais la même chose et je suis toujours angoissée comme si c’était mon premier film. Avant de partir tourner mon premier film comme opératrice, il m’a dit : « La lumière, c’est une chose, mais les ombres sont aussi importantes ».

Quand vous étiez enfant, votre père vous emmenait-il avec lui sur les tournages ?

Oui. Mes plus belles vacances, je les ai passées sur un film de Juliet Berto, Havre (1986). J’avais 13 ans et je me retrouvais au milieu des adultes. Je préférais parler avec eux plutôt qu’avec les copains de mon âge et c’était très agréable. Je ne m’étais pas rendu compte que tout est très cloisonné sur un tournage, et que chacun fait son métier.

Nous allions aussi souvent voir des films et je me souviens que, très jeune, il m’emmenait voir des films qui n’étaient pas vraiment de mon âge. J’avais vu ainsi Duelle de Jacques Rivette (1976). L’image m’avait vraiment marquée et en voyant ce film, j’avais eu du plaisir à regarder la lumière.

Quand vous étiez assistante de votre père, vous laissait-il l'opportunité de faire des propositions ?

Non, pas des propositions, un avis quelquefois. Mais j’aimais bien quand il me demandait de trouver le « diaph ».

Est-ce qu’Éloge de l’ombre de Tanizaki a joué un rôle dans votre apprentissage et votre travail de la lumière ?

Oui, parce que mon père m’a offert très tôt cet essai. Je devais avoir 17 ans. C’est un des premiers livres que mon père m’a donnés sur la lumière. Je l’ai lu et je l’ai ensuite offert souvent à des amis.  

Rêvez-vous de réaliser ?

En rêver, non ! Y penser, pourquoi pas, mais pas pour l’instant. Je préfère la collaboration avec un metteur en scène.