Du film de genre français


Rencontre avec Dominique Rocher, réalisateur de La nuit a dévoré le monde

Entre histoire de zombie et le poème mélancolique sur Paris, La nuit a dévoré le monde a tout du premier film réussi : riche dans son sujet, singulier dans sa forme, tout en étant beau et simple dans sa narration : un personnage seul face à une invasion de zombies. Rencontre avec son réalisateur, Dominique Rocher

Depuis Grave, on parle beaucoup d'un renouveau du cinéma de genre en France. C'est un courant dans lequel vous vous inscrivez ?

En fait, nos films se sont financés en même temps. Grave, j’en ai entendu parlé la première fois au TorinoFilmLab, un laboratoire d’écriture. J’avais rencontré le producteur, qui cherchait des financements pour son film, tandis que moi j’écrivais le mien. Je connais très bien aussi Coralie [Fargeat], la réalisatrice de Revenge, qui, à l’époque, cherchait aussi des financements. Finalement, tous ces films sont nés en même temps, aucun n’a profité de l’énergie de l’autre.

Ces films ont également en commun d'appartenir au cinéma "de genre", sans pour autant viser exclusivement les aficionados de ce cinéma...

Je pense que, lorsque que le fantastique est une allégorie pour parler de problèmes politiques et sociétaux, sa portée est plus grande. C’est ce qui explique le succès des films de Romero, ou celui, récemment, de Grave. Mais je ne me suis jamais posé la question de faire un film fantastique ou non. J’avais une envie de cinéma, de réalisation, qui allait au-delà d’un style ou d’un genre particulier, mais qui est la même que celle de tout réalisateur de cinéma d’auteur. Il se trouve qu’elle s’est exprimée dans une histoire de zombies, mais elle aurait très bien pu s’exprimer aussi dans une histoire d’amour ou autre. Je n’avais pas envie de faire un film avec des zombies, mais j’avais envie de raconter cette histoire. Quand j’ai découvert le roman de Pit Agarmen dont le film est adapté, il exprimait beaucoup de choses qui me plaisaient, et ça me semblait un beau terrain de jeu pour un premier film.

Et ce projet a été facile à financer ?

Avec Canal+, c’était très facile. Il ont tout de suite été conquis par le scénario. Comme c’était le cas pour Grave ou Revenge, d’ailleurs. Heureusement que Canal est là, parce que, à l’inverse, pour le CNC, ça a été très compliqué. Notre budget était d’à peu près 2.500.000€ . Je n’ai pas eu l’avance sur recettes, ce qui a rendu le reste du financement assez compliqué.

Vous pensez avoir eu plus de difficultés parce qu'il s'agit d'un film "de genre" ?

C’est difficile de savoir. Le CNC dit faire des efforts vers ce cinéma-là. Il y a par exemple le programme « SO FILM de genre », avec SO FILM. Mais moi, je n’y crois pas trop. Après, ils ont droit de ne pas aimer le projet, je ne peux pas leur reprocher ça. Je me demande simplement s’il savent identifier un film de genre. Je pense à Revenge, par exemple, qui n’a pas eu l’avance sur recettes non plus. C’est un film très visuel dans son scénario. Est-ce que les lecteurs des commissions savent lire ce cinéma-là ?

Comment avez-vous fait, faute d'avance sur recettes, pour trouver de l'argent ailleurs ?

On a tourné en double langage, français et anglais. Ce qui a beaucoup facilité les ventes à l’international. D’autant plus que le marché international est très friand de films de genre français. C’est tout le paradoxe d’un cinéma national plus populaire à l’étranger que sur son propre territoire. Et le film se vend beaucoup plus facilement s’il est tourné en anglais que s’il est doublé en anglais… Cela a rajouté quelques jours de tournage, mais ça nous a permis de boucler le financement.

Comment expliquez-vous que ce cinéma-là soit si difficile à financer et diffuser en France, alors qu'il cartonne à l'étranger ?

Je pense que certains exploitants sont frileux face à ce cinéma. Plus encore qu’au CNC, c’est du côté des salles qu’un effort reste à faire pour le cinéma de genre en France. Pour ce film, par exemple, on a une quarantaine de copies, ce qui n’est pas beaucoup, dont sept à Paris. Mais avec des exploitants qui, pour le coup, aiment le film, le défendent et ont envie de le montrer. C’est mon premier film. La distribution, c’est un monde très difficile que je découvre en ce moment.

Le distributeur n'a d'ailleurs pas positionné le film comme un "film de zombies" dans son affiche, qui n'évoque pas directement la thématique.

Oui, ça peut entraîner des mauvaises surprises pour certains spectateurs [rires] ! On a fait des projections surprises, au Star à Strasbourg par exemple, et c’était très intéressant : c’était un public très différent de celui qui voyait le film jusque- là, notamment des personnes âgées, qui l’ont adoré, mais qui m’ont dit qu’ils ne seraient jamais allés le voir s’ils avaient su de quoi il s’agissait…

La nuit a dévoré le monde s'ouvre sur une scène de fête, avec des jeunes, à Paris. Le personnage principal s'endort, et quand il se réveille, on découvre que quelque chose d'horrible s'est passé pendant cette soirée. Il y a du sang sur les murs. Quand on regarde cette séquence, difficile de ne pas penser à l'attentat du Bataclan. Est-ce une coïncidence ?

Les attentats du 13 novembre ont eu lieu pendant le développement. Cette scène existait avant, mais suite à ces événements, j’ai voulu être prudent. Je n’ai pas vu les images de la salle du Bataclan, je n’ai pas voulu les voir. Mais j’avais en tête – comme tout le monde – les images des frères Kouachi, lors de l’attentat de Charlie Hebdo, tirant dans la rue, filmés avec des téléphones depuis des balcons. Je savais que dans mon film, j’avais des séquences qui évoquaient ça, où je filmais de la violence depuis un balcon parisien. Je ne voulais pas évoquer directement ça, mais je savais qu’on y penserait. Cette violence, elle fait partie de Paris maintenant. J’avais par exemple filmé une scène, qui n’est finalement pas dans le film, se passant avant la séquence de la fête, où le personnage principal marche dans les rues de Paris et croise un groupe de militaires. C’est le quotidien, aujourd’hui, à Paris.

En effet, si on y pense, c'est parce que le film a quelque chose de très parisien.

Oui, c’était quelque chose de très important pour moi. Il fallait que le film soit profondément français. Tout est tourné en décors naturels, à Paris, avec le plus de réalisme possible. Je voulais qu’en sorte une image de Paris qui me parle, et qui soit la plus juste possible, même si elle se fait à travers un film de zombies. Cela passe par le décor des appartements ou le physique et le look des gens. J’avais envie que ça raconte un Paris que je connais aujourd’hui. Je préférais placer le film dans ce décor bourgeois, hausmannien, qu’en banlieue ou à la campagne.

Et pourtant, vous avez choisi un acteur principal d'origine norvégienne, Anders Danielsen Lie...

Ce n’était pas mon idée principale. Je n’avais pas particulièrement pensé à prendre un acteur étranger, même s’il fallait quelqu’un qui soit à l’aise avec l’anglais, comme on tournait dans les deux langues. Après la rencontre avec Anders, on s’est rendu compte qu’il collait parfaitement au rôle, mais on s’est demandé si l’accent serait un problème. Je me suis dit que non, au contraire. D’une part, ça le fragilise, et ça l’isole encore plus des autres, et en plus, ça parle de la France que j’ai envie de raconter. Pour moi, la France, c’est l’Europe. D’avoir une actrice iranienne, un acteur norvégien, pour un film parisien, ça me parle. C’est cohérent.

Anders Danielsen Lie est par ailleurs musicien. Cela vous a-t-il influencé pour l'écriture du personnage et de la musique du film ?

Dès le départ, on savait que le potentiel sonore était énorme sur ce film. Mais le fait qu’arrive Anders, qui avait fait le Conservatoire, qui venait de sortir un album, nous a beaucoup influencés. Anders fait par exemple de la musique à partir de cassettes qu’il enregistrait quand il était petit. C’est quelque chose qu’on a ajouté au personnage. Toutes les scènes de batterie ont aussi été ajoutées parce que c’est un excellent batteur. Il a influencé le scénario par sa présence, si bien que sa musique est devenu un langage essentiel dans le film. Et à côté de ça, avec le compositeur, on a travaillé la musique extradiégétique pour qu’elle évoque une sorte d’humanité perdue. Il y a quelque chose de très mélancolique dans cette bande originale.

Sam (Anders Danielsen Lie) se retrouve seul suite à l'attaque des zombies, mais il côtoie malgré tout quelques autres personnages, comme Alfred (Denis Lavant) ou Sarah (Golshifteh Farahani). Pourquoi était-ce important de le faire interagir avec d'autres personnages ?

Tout au début, je voulais faire en sorte que Sam soit complètement seul. On a même pensé à un moment en faire un film complètement muet, où le personnage ne parle pas du tout. Mais on s’est rendu compte qu’on avait envie qu’il s’exprime. Alors, en déroulant le scénario, ça s’est construit comme ça, sachant que le personnage de Sarah était déjà présent dans le livre original.

Ce qui est fascinant avec le personnage de Sam, c'est qu'il reste dans son appartement, cloisonné, quand bien même, à un moment donné, il pourrait en sortir...

Oui, le coeur de ce personnage réside dans le fait qu’il reste enfermé. Il est incapable de sortir, qu’il y ait un danger ou pas. Il fait d’ailleurs revenir le danger au moment où les zombies sont partis pour continuer d’avoir une raison d’être enfermé. Il pense être capable de vivre seul dans cet appartement, pendant très longtemps. Je me sens assez proche de ce personnage. En écrivant le film, je me disais que moi aussi, je pourrais rester seul, comme ça, très longtemps.

Dans la manière dont il se rationne, trouve des stratagèmes pour survivre, on dirait que Sam prend presque du plaisir à s'organiser pour vivre seul. Comme s'il attendait ça...

Oui. On est tellement préparé par la culture pop à un monde qui pourrait basculer du jour au lendemain, alors on s’y attend. On se l’imagine. Et on est abreuvé d’images de survie, de survivals, dans les jeux vidéo, les livres, les films… Dans un film de zombies contemporain, ce ne serait pas crédible d’avoir un personnage vraiment surpris. Non, il sait ce que c’est, il sait comment on réagit face à ça. Sam a vu La Nuit des morts-vivants. Il sait qu’il a affaire à des zombies. Au fond de lui, il s’y attendait.