Raconter le monde

Conversation avec Ken Loach et Paul Laverty

Entre le réalisateur Ken Loach et son scénariste Paul Laverty, l’entente est absolue, et l’un rebondit souvent sur les mots de l’autre. Ce qui les lie ? Le talent, et une modestie très anglaise combinés à une envie de raconter le monde et, peut-être, de le changer à travers leurs films. Dont acte avec Jimmy’s Hall, histoire vraie, dans les années 1930, d’un dancing fermé par le pouvoir et la rigueur irlandaise où l’on apprenait à danser, lire et poétiser le monde.

Pourquoi repartir tourner en Irlande, presque 10 ans après Le Vent se lève ?

Ken Loach : A cause de l’histoire : cette histoire d’un dancing qu’on veut fermer parce qu’il dérange comporte toutes les idées que j’avais envie de porter à l’écran. C’est une petite histoire très complète. Il y a la danse, la partie rurale de la campagne, un homme qui rentre chez lui, qui veut recommencer, des oppresseurs… C’est une histoire simple, mais qui contient tellement d’idéologies fortes. Autour d’un lieu de liberté, de la façon de prendre en compte des points de vue différents, de gérer la politique. L’importance de libérer son esprit, d’aller voir ailleurs, là où le pouvoir établi, l’Église, les politiciens, les propriétaires terriens ne seraient pas. Il y a tellement de grandes idées dans ce petit espace !

Aviez-vous plusieurs projets quand celui-ci s’est imposé ?

Ken Loach : Il y a toujours des idées qui flottent autour de nous. On s’était dit qu’on voulait faire celui-ci il y a quelques années… Et on a fini par en faire un autre, sur un groupe de gamins à Glasgow. Disons que celui-ci était sur le feu depuis quelques temps.

C’est aussi un film sur la façon dont l’éveil aux arts peut libérer les hommes. Pensez-vous que l’éducation autre qu’académique puisse changer le monde ?

Ken Loach : Seulement si elle mène à l’action. L’éducation pour elle-même, qui ne mènerait pas à une action collective, ne sert à rien. C’est bien, mais ça ne changera rien.

Paul Laverty : C’est ce qui nous a plu dans cette histoire. C’était un endroit où on ouvrait les yeux des jeunes gens. Pas seulement avec la musique, mais aussi avec la littérature, la poésie. Quand Jimmy a ouvert cet endroit, comme tous ceux qui l’ont fait, ils ont amené des professeurs… Et c’était une époque où il n’était pas facile de trouver le matériel pour le faire, les livres, les textes. Je pense que le tout se faisait en symbiose : l’action politique était nourrie par la musique et ces endroits où on pouvait être soi et s’amuser. C’est ce qui se passe souvent, en fait, dans toutes ces luttes. Regardez ce qui se passe pendant la Coupe du monde au Brésil. Il y a une lutte politique, mais aussi du street art qui la relaie, des artistes qui ont fait des chansons. Il y a une chanson de rap qui est plus connue que celle « officielle » de la FIFA. Le tout est vraiment mélangé. Et c’est valable pour toutes les époques.

L’art peut-il changer le monde selon vous ?

Ken Loach : Non, je pense que l’art est une partie de ce qui peut changer le monde. Je pense que l’art pour l’art ne change rien. Mais une partie du changement vient d’une créativité qui produit aussi des choses artistiques. Ce n’est qu’avec le travail des classes ouvrières qu’on pourra changer le monde, leur implication dans un mouvement politique… Parce que le pouvoir peut tenir face à un tableau dans une galerie d’art, mais pas si les ouvriers  s’organisent et arrêtent de travailler… Là, le système s’arrête, il n’y a plus de nourriture, plus d’électricité et plus de gaz. Là, les choses changent. Avec un film dans un cinéma, rien ne bouge. À moins que les gens qui quittent le cinéma ne se disent « Ok, il faut agir ».

Paul Laverty : Je pense que le pouvoir en place, par contre, reconnaît, comme c’est le cas dans le film, l’attractivité de la musique et de l’art, et les considère donc comme des dangers. Parce que, de toute façon, les gens seront toujours curieux de ce qui se fait ailleurs, en matière de musique, d’expression. Les gens ont été assez intelligents pour voir que Jimmy faisait mouche en utilisant cela. Et c’est pour ça qu’ils ont tenté d’écraser ce mouvement du « hall ». Parce qu’une fois que vous ouvrez les esprits des gens, leur imagination, le pouvoir qu’ont les autres sur eux s’écroule.

Ken Loach : L’art peut stimuler les gens, les inciter à penser, à réfléchir, et à avoir confiance en eux, en leur réflexion. Alors oui, il a un rôle à jouer, s’il mène à l’action.

Paul Laverty : C’est ce qui s’est passé au Nicaragua, les gens ont commencé à réfléchir et il y a eu une explosion de l’art, de la production d’art. Même les soldats en ont fait partie, et le peuple s’est soulevé. C’était organisé en fait, et en face aussi, le commerce et le pouvoir se sont organisés. L’art, comme le graffiti, a été très important.

Comment montrer l’apprentissage de l’art, dès lors, dans le cas de Jimmy’s Hall ?

Ken Loach : Le hall proposait des classes, des cours. Et c’est ce que je voulais surtout montrer. Je n’avais que peu d’intérêt pour leurs dessins… Mais le fait qu’ils dessinent était important. Le poème est beau, mais le fait que les gens l’écoutent, y pensent, se posent des questions sur son sens était important. Alors que ce sont des ouvriers agricoles. C’est l’interaction entre les gens que vous pouvez montrer au cinéma. L’amusement qu’ils trouvent dans la boxe…

Paul Laverty : … et la joie pure de la musique. J’aime ces scènes où les gens se libèrent de tout, vivent la musique. C’est incroyable de les voir se libérer de tout avec les notes, s’exprimer enfin…

Comment procède t-on pour filmer cela ?

Ken Loach : C’est facile, pendant une journée, de l’après-midi au soir, j’ai fait danser les acteurs. On a fait une vraie fête, je leur ai dit de continuer, de danser, je ne voulais surtout pas les interrompre. Alors, on a fait jouer la musique plusieurs fois, et on les a fait danser. Ce n’est pas très compliqué à filmer, mais il faut que le plaisir soit spontané. C’est ça la priorité, leur plaisir à danser et s’amuser, c’est ça qu’il faut capturer avec la caméra. Si vous le faites d’une façon classique, vous ne l’aurez pas, les acteurs se poseront trop de questions sur les marques au sol, sur les bons déplacements. Il suffit de leur dire « Tout va bien. Nous, on va filmer. Vous, profitez ». La clef, c’est le placement de la caméra, et la lumière. Il faut le faire de façon non intrusive, pour pouvoir capter ces moments. Ils se sont vraiment amusés en fait !

Paul Laverty : Même les enfants se sont amusés.

Il faut capturer la vie devant vous…

Ken Loach : Oui, c’est ce qu’on essaye toujours de faire. Avoir quelque chose de vrai en face de la caméra, le moins artificiel possible. Il faut que la scène soit vraie, indépendamment de la caméra. Où que vous braquiez l’objectif, il faut que la scène marche. Peu importe ce que vous filmez. Même si vous ne filmez qu’une personne, il faut que le reste de la scène soit joué, vraiment. Il faut que les acteurs soient tous dans le jeu.

Ce qui frappe dans vos films, c’est qu’on n’y trouve aucun cynisme…

Ken Loach : Je pense que c’est ce qu’on essaye de faire au maximum. Jimmy le dit dans ce film : « J’ai toujours foi en mes semblables ». C’est ce qu’on a toujours montré dans nos films. Vous pouvez filmer le cynisme, des actions cyniques, mais le film lui-même ne doit pas être cynique. Il peut être en colère, amusé, tout ce que vous voulez, mais pas cynique à propos des gens, c’est inconcevable pour moi.

Paul Laverty : Nos personnages sont parfois cruels, méchants, comme dans My Name is Joe. Dans It’s a Free World, notre personnage principal est une femme aussi attirante que repoussante. Mais on veut surtout être justes, en montrant d’où viennent les gens, ce qu’ils ont vécu. Pour que le public comprenne qui ils sont. C’est ce qu’on essaye toujours, c’est notre envie sincère. Et ça empêche tout cynisme.

Est-ce pour ça qu’on vous a parfois taxés d’être trop légers ?

Paul Laverty : Ça, c’est une grande question, pourquoi les critiques s’emportent parfois pour rien ? Les films sont trop durs, trop déprimants, et puis vous faites La Part des Anges ou Looking for Eric et vous voilà trop légers. Alors, bon… « Who gives a fuck ? » ! On ne fait pas des films pour plaire aux critiques, quels qu’ils soient… Et de toute façon, on ne peut pas les comprendre. Il y aura toujours des gens pour trouver que vous auriez mieux fait de faire le contraire de ce que vous avez fait. Au final, c’est un privilège d’avoir votre film à l’affiche, des gens qui vont le voir. Alors, pour le reste, on s’y attend un peu. Cela dit, nous sommes nos pires critiques. La question la plus importante reste « pourquoi faire ce film ? ». Et une fois que vous avez répondu, il faut le faire. Il ne faut pas s’inquiéter du reste, vraiment.

Jimmy’s Hall est aussi un film sur la transmission, les jeunes…

Ken Loach : C’est l’une des choses qu’on voulait vraiment dans le scénario, c’est très important. Et je pense que l’implication de Jimmy auprès des jeunes était très importante pour lui. Il y a toujours l’espoir que la jeune génération, qui est celle qui a le plus à perdre, puisse poursuivre les batailles…

Est-ce pour cela que vous avez annoncé votre retraite ?

Ken Loach : Quant à ça… Je ne sais pas trop. Qui vivra verra !

Qu’est ce qui pourrait vous faire continuer à faire des films ?

Ken Loach : Tant qu’il y a de la vie. Alors disons l’élixir de la vie… Et toutes les drogues que vous pourrez me conseiller. Il y a cette marque de pâtée pour chien qui promet de prolonger la vie active. Alors je me dis que je pourrais peut-être en ajouter à mes repas !

Il y a la recette française, à base de vin et de bonne bouffe…

Ken Loach : Ça me paraît mieux.

Paul Laverty : On va essayer le vin alors !

Ken Loach : Oui, faisons ça, on dira que vous nous l’avez prescrit.

C’est mieux que la réponse anglaise, que vous montrez dans le film, de la tasse de thé ?

Ken Loach : Ce n’est pas si mal, le thé, de temps en temps.

Paul Laverty : Allez, une tasse de thé pour l’après-midi et on garde la bouteille pour ce soir. C’est une combinaison parfaite !

Est-ce que vous vous amusez toujours, en faisant des films ?

Ken Loach : Disons que l’amusement est plutôt rétrospectif. Au moment donné, disons que ce n’est pas le premier mot qui me viendrait à l’esprit. Mais une fois que c’est fait, alors oui. Le début est fun, le fait de l’avoir fait est fun. Mais le faire, c’est plutôt sérieux. Quoique, pour être honnête, il faut que les gens qui sont dedans, eux, s’amusent. Il faut que ce soit de l’amusement créatif.

Donc le réalisateur est le seul à ne pas s’amuser ?

Ken Loach : Les réalisateurs ne s’amusent pas beaucoup. C’est comme d’organiser une fête. L’organisateur bosse dur pour que les autres s’amusent !

Paul Laverty : Il y a sûrement, quand même, des étapes qui sont un peu plus drôles. Par exemple, avant d’arriver à l’étape du tournage, où là, ce n’est pas super drôle pour Ken et son producteur: il faut tout préparer, être sûr qu’on arrive à tourner ce qu’on veut. Mais la préparation, là, ce que Ken ne vous dit pas, c’est qu’il y a beaucoup de vannes et de rires ! Ça dépend des moments.  Moi, je sais que le moment où on parle de faire le film, ça m’amuse beaucoup. Même si, plus tard, il y a des moments où l’on se sent complètement noyés, il y en a heureusement plein où l’on s’amuse, où l’humeur est plutôt à la rigolade. Et Ken est un réalisateur qui prend beaucoup sur lui, pour que nous puissions en profiter. Il est incroyable dans sa façon de gérer tout ça. En particulier pour un film d’époque, comme celui-ci. Il fallait gérer les décors, les danseurs… Des centaines de gens ! Ça, ce sont des moments de travail intense pour lui…

Ken Loach : Il faut bien que quelqu’un le fasse !

Mais, si vous le faites, c’est parce que vous ne pourriez pas faire autre chose, non ?

Paul Laverty : C’est vrai qu’il ne sert à rien…

Ken Loach : C’est vrai que je ne sais pas faire grand chose d’autre…

Je parlais plutôt d’un besoin de faire des films ?!

Ken Loach : Disons que ça devient votre métier… Vous devenez ce que vous faites.

Quel sera votre prochain projet ?

Paul Laverty : Je ne sais pas.

Ken Loach : Pour l’instant, ce n’est qu’une étincelle dans nos yeux…

Paul Laverty : On va d’abord faire toutes les interviews…

Comment travaillez vous, pour faire mûrir vos idées ?

Paul Laverty : En fait, tout cela n’est qu’une grande conversation, qui avance peu à peu.

Et comment savez-vous que vous tenez LA bonne idée ?

Paul Laverty : C’est un petit bouillonnement dans le ventre.

Ken Loach : Je ne savais pas ça ! Mais tu es sûr que ce n’est pas juste une indigestion ?!

Est-ce toujours important d’aller explorer le monde ?

Ken Loach : C’est de là que viennent les histoires, non ?

Paul Laverty : C’est une question d’attitude. Il suffit d’être curieux, de se confronter à la vie. A chaque seconde, de regarder autour de soi, quelle que soit la situation, que l’on soit en couple, célibataire, avec des enfants, il y a toujours des choses qui se passent. Il ne faut jamais arrêter de regarder. C’est aussi une partie de notre travail, d’écouter les gens et d’essayer de comprendre le monde par leurs yeux. Parce que c’est ça qui nourrit notre imagination et qui donne des idées. On ne copie pas les films directement de ce qu’on voit dans la rue. Mais si vous essayez de voir ce qui se passe sous la surface, alors souvent vous trouverez les histoires les plus intéressantes.

Ken Loach : Il y a aussi les activités politiques, les meetings, les campagnes, tous les gens que vous rencontrez dans ces circonstances. On ne peut pas se contenter de faire des films et se dire qu’après, la vie n’est pas intéressante. Il faut faire partie de la vie, parce que c’est là qu’on rencontre les gens. Et des gens extraordinaires. Des gens comme Jimmy Gralton, on en croise tout le temps !