Juliette Binoche, une actrice en mouvement

Conversation avec Juliette Binoche (2/2)

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On brûle, quitte à en garder des marques ?

Je garde surtout tous mes scénarios, mes notes, comme des objets sacrés qui m’ont permis de concrétiser, à travers un film ou une pièce de théâtre, un moment de vie.

Et vous y retournez parfois ?

Rarement. Je les partage, quand on me le demande. Il y en a qui ne sont pas du tout annotés et d’autres, complètement. C’est une marque, ces choix de travail, de façons d’aborder un monde, un personnage, sans forcément l’analyser.

Vous prenez beaucoup de notes ?

Je peux, oui.

Sur quel registre ?

J’ai fait des films très différents, sur des sujets très différents. Gilles Taurand, le scénariste qui est aussi dans le jury du Festival du film romantique de Cabourg, me disait qu’il avait fait un stage pour Nettoyage à sec dans un pressing, qu’il est allé au Rwanda pour parler de l’après-génocide. Je n’avais pas réalisé, mais évidemment, quand il faut écrire pour un lieu ou des personnages, on est obligé de se mettre à leur place. Pour un acteur, c’est pareil, il faut se mettre à la place pour créer quelque chose de vivant lié à une vérité. Et puis il faut le relier à soi. On fait forcément un travail sur soi-même. Pendant des années, j’ai fait une psychothérapie avec ma coach, parce qu’on est amené à se connaître pour comprendre les autres.

On dit parfois que les acteurs ne vivent pas leur vie et se perdent dans celles des autres…

Non, on se trouve dans la vie des autres !

Conversation avec Juliette Binoche, Lessons in Love
Lessons in Love, 2016
Qu’est-ce qui guide vos choix aujourd’hui ? 

Des paris intérieurs, des folies, des choses qui paraissent impossibles. Danser avec Preljoçaj, avec sa femme Valérie Müller pour son premier film, Polina, c’est une folie, mais c’est une chose nouvelle qui m’excite. Antigone en anglais à Paris pendant un mois, c’est inconcevable ! Mais le Théâtre de la Ville a pris le pari. Il y a des choses qui se forment au fur et à mesure des rencontres et de ce que je n’imaginais pas. C’est ça aussi : parfois la pensée, le mental vous réduit. Et dans la vie, il vous arrive des choses que vous n’aviez pas imaginées. C’est là qu’il faut avoir envie de l’aventure. Moi, j’ai toujours envie de partir à l’aventure. D’aller vivre quelque chose d’impossible.

Vos aventures sont artistiques, vous ne prendriez pas pour autant votre sac à dos pour partir ?

Je parcours le monde à travers une réalisation artistique, pour le partager. Par exemple, je suis partie au Pérou avec Jean-Yves Leloup et un groupe, avant que je ne joue Marie Madeleine. Et en Israël et Palestine aussi. En Afrique du Sud… En Bosnie pour préparer le film d’Anthony Minghella. Il y a toujours des voyages qui se font. Mais à travers une œuvre.

Aujourd’hui, reprendre Antigone est aussi un pari fondé sur un classique ?

Je m’en fiche des textes classiques. Ce que je veux, c’est un texte qui me parle d’aujourd’hui. Antigone, c’est actuel, ça pose des questions fondamentales de l’être et ça a perduré 1500 années, c’est incroyable. Ce n’est pas l’idée d’un retour en arrière, plutôt celle d’être liée à de grands penseurs.

La danse est un autre pari ?

La danse est forcément un rapport avec son corps, ses limites, son énergie. Comment exprimer autrement les choses, pas forcément avec les mots ? Ce sont des dessins dans l’espace. Un mouvement qui part d’un endroit mystérieux à l’intérieur du corps et qu’il faut créer dans une certaine limite, mais avec l’idée d’exprimer quelque chose au-delà de la limite. Et puis d’un coup, ça m’amène, moi, vers d’autres choses.

Conversation avec Juliette Binoche, L'Epreuve
L’Epreuve, 2015
Ça teinte votre jeu ?

Oui, je pense. Parce que ça m’a toujours passionnée, la place du corps dans l’espace. Mais d’être plus centrée, d’avoir un travail sur l’intérieur… Parce que la danse, c’est surtout un travail intérieur, qui se voit ensuite à l’extérieur. Si on commence par l’extérieur, le mouvement est beaucoup plus arrêté. Il faut que le mouvement soit un prolongement de son corps. Ce sont ces connexions qui sont fascinantes, ça influe sur le jeu et je suis sûre que ça aura une influence sur ma façon de peindre, si je me remets à peindre. Il y a un moment où les formes se répondent les unes aux autres. Je me souviens d’une interview de Soulage qui disait que dans ses noirs, c’est surtout la présence qui compte. Ça m’a interpellée, parce que c’est ce que je ressens : la forme n’a pas d’importance, c’est la capacité à la présence de l’artiste qui compte.

Une présence qui n’est ni seulement émotionnelle, ni uniquement intellectuelle ?

Je fais une différence entre l’intellect et l’intelligence. L’intelligence, ça ne part pas de la tête, ça rejoint tout. Ça lie le corps et l’esprit. Une intelligence complète a le sens aussi bien de la terre que du ciel. Et l’intellect, c’est cette capacité à développer une forme qui contrôlerait, par peur souvent, ses émotions. L’intellect, souvent, se développe parce qu’il y a des peurs. Alors que l’intelligence comprend tout.

Conversation avec Juliette Binoche, Sils Maria
Sils Maria, 2014
Est-ce à dire qu’aujourd’hui vous avez apprivoisé vos peurs ?

Les peurs, si elles en ont envie, seront toujours là. Mais il faut savoir choisir à un  moment. Aller vers des choses qui seraient plus positives. C’est un apprentissage. Je crois qu’on traverse tous des peurs : regardez les cauchemars, ça vient à vous et on ne peut pas les contrôler. Mais si on se réveille la nuit et qu’on se focalise sur quelque chose de plus positif, les peurs sont chassées. Parce qu’on a mis son attention sur quelque chose de plus important. J’ai vécu ça très concrètement dernièrement, parce que j’ai eu un trou de mémoire en jouant Antigone, le deuxième soir. Ça a été effroyable pour moi. On avait peu répété, mais je pense qu’il y avait surtout d’autres choses par rapport à l’histoire qu’on racontait qui me bloquaient, qui étaient difficiles pour moi à dire. Et tous les soirs, par conséquent, j’avais une traversée de peur du fait de ce trou. Il a fallu un vrai travail de confiance pour ne pas être prise en flagrant délit de pensée qui m’amènerait vers ces diablotins qui voudraient me faire rater la marche. C’était un exercice hyper intéressant, mais très éprouvant.

Cela devient une peur de monter sur scène ?

Le moment où je revenais pour ce moment-là oui, j’avais très peur. Parce que j’ai un monologue de 4-5 minutes et après ce trou de mémoire visible… maintenant c’est différent. Parce que je suis allée vers quelque chose d’autre. C’est une histoire de croyance aussi, ça a un rapport avec la foi. Une foi qui ne serait pas religieuse, mais la croyance en un possible positif. Et les ombres sont forcément perdues : on n’a pas pensé à elles.

Il y a aussi parfois des rituels, des superstitions qui aident les artistes ?

Il y a des rituels qui vous permettent de rentrer peu à peu dans un univers. De créer un monde autour de vous intérieurement. Mais ce ne sont pas des gris-gris ou des superstitions. Des rituels qui me permettent d’aller dans les étapes différentes que je dois traverser dans la pièce. Sur un plateau de tournage, on peut s’aider de plein de choses, des musiques, des parfums, des choses qui seraient en liaison avec un personnage, un univers, ça dépend du projet.

Et sur Antigone ?

J’ai des étapes. Un moment de méditation : parce qu’Antigone est en liaison avec les dieux. Je remercie chaque soir Sophocle, que j’incante, et Anne Carson qui est la traductrice de la pièce, qui est, je trouve, une poétesse magnifique. C’est un privilège de dire tous les soirs les mots qu’elle a choisis.

La méditation, c’est une de vos pratiques ?

Ce sont mes méditations à moi. Je n’ai pas de règle. Il y a des lectures que je fais, j’invente aussi des choses nouvelles, même si certains rituels se répètent, je réactualise dans le moment. Mais je ne vous dirai pas quoi, c’est très personnel.