L'autre voyageur de la Terre du Milieu

Rencontre avec l'illustrateur John Howe

Il est l’un des designers de l’univers visuel du Seigneur des anneaux et du Hobbit de Peter Jackson. L’illustrateur John Howe, connu pour son travail autour de l’univers de Tolkien, est au cœur de la série documentaire A la recherche du Hobbit, diffusée par Arte à partir du 30 novembre, juste avant la sortie en salle, le 10 décembre, du 3e volet de la saga, Le Hobbit : La Bataille des Cinq Armées. Rencontre avec ce passionné, agrémentée de surprises visuelles et interactives à découvrir d’un bout à l’autre de cette conversation.

L’illustrateur, formé à l’École des Arts Décoratifs de Strasbourg, animé par la passion du fantastique et guidé par une rigueur d’historien pour tout ce qui touche, de près ou de loin, au monde médiéval, a rejoint la grande aventure du cinéma à la fin du XXème siècle. Comme son homologue Alan Lee, il est alors nommé directeur artistique de l’adaptation, en trois films distincts, du chef-d’œuvre de Tolkien : Le Seigneur des anneaux. Le succès colossal de la trilogie pousse Peter Jackson à renouveler l’expérience. Cette fois, il adapte Le Hobbit, petit roman initiatique abordé sous l’angle du gigantisme.

A nouveau, John Howe est impliqué dans le projet, mais avec un rôle accru. Cette fois, il ne participe plus uniquement à la définition de l’univers en pré-production. Les techniques ont évolué, et il supervise à présent le visuel d’un grand nombre de séquences sur le point d’être finalisées. Howe, personnage discret et passionné, clôt ainsi une épopée cinématographique qui a duré plus d’une décennie.

Il prolonge toutefois sa quête pour la série documentaire A la recherche du Hobbit, créée par Alexis et Yannis Metzinger (Cerigo Films) et réalisée par Olivier Simonnet, dans laquelle il promène le spectateur en Europe, sur les traces des grandes sources d’inspiration de J.R.R Tolkien, aux racines de cet univers riche et fantasmé – à découvrir du 30 novembre au 28 décembre, le dimanche à 12h sur Arte.

 

Vous avez entamé, un peu à la manière de Frodo et de la communauté de l’anneau, un voyage de près de quinze ans dans l’univers cinématographique adapté de Tolkien. Pensiez-vous, lorsque vous avez été contacté par Peter Jackson à la fin des années 1990, que cette aventure serait si longue ?

En quinze ans, j’ai passé bien moins de temps en Nouvelle-Zélande pour Le Seigneur des anneaux que pour Le Hobbit. Quand je me suis lancé dans l’aventure, je n’avais aucune idée du temps que cela allait me prendre mais, même en connaissance de cause, je ne suis pas sûr que j’aurais hésité.

Que pensiez-vous alors des adaptations d’heroic fantasy au cinéma ? Alliez-vous voir tous ces films ou vous étiez-vous arrêté à Excalibur de John Boorman ? En tant que passionné de ces univers, aviez-vous des attentes par rapport à ce genre cinématographique ?

J’aime les films d’heroic fantasy, mais je les trouve rarement satisfaisants. Il semble y avoir une certaine pauvreté dans la définition de l’univers, qui finit par empiéter sur le film lui-même, et on ressent alors qu’on se trouve dans un monde « maigre » qui s’étend rarement au-delà du cadre. J’admets être exigeant sur la question des costumes et de certains « clichés », et l’heroic fantasy est souvent victime d’idées fausses et de pièges. J’ai aussi remarqué un phénomène que j’appelle le « design par défaut », qui existe en raison d’un manque de culture, mais surtout d’un manque de créativité. On parle aussi de « design Google », c’est le genre de visuel que l’on obtient quand des chefs décorateurs, des designers ou des directeurs artistiques entrent tous le même mot-clé dans un moteur de recherche et se retrouvent à travailler avec le même matériel.

Que signifie aujourd’hui être conceptual designer ?

Notre rôle est d’aider le réalisateur à trouver le monde dans lequel il va passer des mois, voire des années à tourner. Peter est le cinéaste rêvé pour un directeur artistique : il ne décrit pas précisément ce qu’il veut, mais nous explique plutôt les émotions qu’il souhaite ressentir. À partir de là, nous avons, sur la base du scénario, un grand éventail de possibilités. Il aime particulièrement regarder les dessins et laisse rarement de côté un détail qui a pu éveiller son intérêt.

Travailler à l’adaptation cinématographique du Seigneur des anneaux a été l’occasion de rencontrer d’autres grands spécialistes de l’univers graphique de Tolkien, comme Alan Lee. Peut-on parler de collaboration entre les deux plus célèbres illustrateurs de cet univers ou travaillez-vous, aujourd’hui encore, chacun de votre côté, pour un même projet ?

Si on se trouve sur le même court qu’Alan Lee, mieux vaut jouer la Coupe Davis que Roland Garros ! Alan est un illustrateur éblouissant. Nous avons passé sept ans à travailler ensemble jusque-là et cela ne me dérangerait pas un instant de poursuivre la collaboration sur d’autres projets. Un des meilleurs aspects du travail aux côtés d’Alan, c’est la qualité indéfectible de sa vision.

Nous n’avons jamais divisé la Terre du milieu entre nous. La nette distinction entre les forces du bien et du mal dans Le Seigneur des anneaux a défini pour partie le territoire dans lequel nous évoluions. Sur Le Hobbit, la répartition est moins évidente. C’est un monde plus fou et, quelque part, plus rustique, plus loin au Nord et à l’Est, et y distinguer l’ami de l’ennemi n’y est pas si simple. Nous y avons tracé notre chemin au fur et à mesure. J’ai créé de nouvelles demeures de Hobbits et ajouté quelques pièces à Cul-de-sac, pendant qu’Alan revisitait Fondcombe, par exemple. Nous nous sommes réparti la tâche pour la caverne des Goblins, Alan a construit le Carrock, j’ai dessiné la maison de Beorn et nous avons ensemble fait notre chemin dans la Forêt Noire.

Il faut aussi comprendre qu’il y avait trois phases distinctes : la conception artistique, les décors réels et la post-production. Certains environnements créés par l’un en pré-production pouvaient être complétés par l’autre dans une étape ultérieure. Erebor est un bon exemple. Alan l’a largement défini, mais je l’ai étendu et j’ai modifié certaines parties en post-production.

À l’heure actuelle, vous êtes toujours en Nouvelle-Zélande, pris par le film, à quelques jours de la sortie mondiale du troisième segment du Hobbit. Œuvrez-vous sur les derniers détails ?

Le dernier film n’est pas encore sur les écrans et l’échéance approche rapidement. Il semble toujours y avoir un détail ici ou là qui requiert notre attention.

Vous avez participé aux deux trilogies (Le Seigneur des anneaux et Le Hobbit). Dix années séparent ces deux œuvres, et le rendu visuel apparaît très différent de l’une à l’autre. La part de décors réels était bien plus importante sur La Communauté de l’anneau, par exemple. Cette évolution, cette part grandissante
des effets spéciaux numériques, a-t-elle eu un impact sur votre travail et votre implication ?

J’ai dû apprendre plus ces deux dernières années que les dix précédentes. Les artistes ont rarement l’occasion de suivre une œuvre du début à la fin. Si l’on excepte l’entourage immédiat de Peter, Alan et moi avons passé plus de temps sur Le Hobbit que n’importe qui d’autre. Travailler pour Weta Digital en post-production a été une véritable révélation. J’aurais aimé avoir de plus grandes connaissances sur le numérique quand nous avons conçu les décors réels. Je suis très fier, et reconnaissant, de pouvoir dire aujourd’hui que je suis familier du processus dans son intégralité.

Vous êtes le fil rouge de la série documentaire À la recherche du Hobbit, dans laquelle vous menez une sorte de quête aux racines de Tolkien, dans ces univers qui l’ont inspiré. Est-ce une manière de dire aux fans qu’aucun univers fantastique n’est vierge d’inspiration ?

C’est une question complexe. J’admets qu’il y a une volonté de mettre à jour les sources d’inspiration d’un auteur. C’est peut-être un moyen de nous persuader que l’on pourrait avoir le même parcours si les mêmes clés nous étaient données. En réalité, la série documentaire servira à démontrer que la véritable originalité ne se résume pas à jeter des ingrédients dans une grande marmite et à remuer énergiquement. Nous pourrions mettre en lumière toutes les inspirations de Tolkien de manière exhaustive, les observer au microscope, et nous ne parviendrions toujours pas à saisir une étincelle de son génie. C’est là que réside le véritable talent d’un grand conteur et les recherches les plus scrupuleuses ne suffiront pas à percer ce mystère.

Dans la série, vous semblez gêné à l’idée que l’on vous filme pendant que vous dessinez. Vous avez sans doute besoin de quiétude pour vous exprimer, mais vous travaillez actuellement sur un projet pharaonique avec plusieurs centaines de personnes impliquées. Comment gérez-vous cela ?

Nous étions en permanence pris par le temps, et l’on ne dessine pas naturellement pour un public. Quand je commence à dessiner, je n’ai aucune idée de ce à quoi cela va ressembler à la fin. Si vous me demandiez : « Que dessinez- vous ? » lorsque j’entame un croquis, je vous répondrais : « Je ne sais pas, je vous le dirais quand ce sera terminé ». Je ne suis pas mal à l’aise à l’idée que l’on me regarde dessiner, je trouve simplement qu’il est difficile de se concentrer sur son travail et d’oublier la caméra.

Dans le premier épisode du documentaire, on vous voit pousser la porte de la maison de Bilbo à Hobbiton. Que ressent-on en marchant dans un décor qui est partiellement né dans un coin de votre esprit ?

C’est une porte très étrange ! C’est comme entrer dans un caveau. Je ne suis pas surpris que les portes soient habituellement rectangulaires. Bon, j’avoue que j’étais trop occupé à suivre les consignes du réalisateur pour penser à quoi que ce soit d’autre. En plus de cela, nous devions tourner entre des visites touristiques qui ne cessaient de passer toutes les 20 minutes environ. Ceci étant dit, se promener sur un décor que l’on a entièrement imaginé, du visuel global aux plus petits détails, c’est du pur bonheur.

Pendant des années, vous avez été le capitaine de la Compagnie de Saint Georges, et vous avez, dans ce cadre, vécu en armure au château du Haut-Koenigsbourg, en Alsace, pour reconstituer les conditions de vie d’une compagnie d’artillerie de l’époque de Charles le Téméraire. Cette expérience a-t-elle enrichi votre travail ?

Considérablement ! C’était une expérience incroyable et très enrichissante. Un de mes grands plaisirs avec la Compagnie de Saint Georges : une fois que le public était parti et que les portes du château étaient closes, tout le monde conservait son costume, on allumait des feux et des bougies et chacun poursuivait son activité du jour, réparait l’équipement, préparait le dîner, en chantant ou en jouant de la musique. Souvent, c’était comme être au milieu d’un tableau, chaque élément se trouvant parfaitement à sa place. C’était magique. Aujourd’hui, je n’ai plus vraiment le temps de participer aux activités de la compagnie, mais c’était une grande source d’inspiration, plus précisément pour des informations d’ordre historique.

Comme chez votre confrère Alan Lee, la nature tient une grande place dans votre œuvre. Mais les armures, le métal, l’artisanat médiéval sont plus présents dans vos dessins.

J’aime dessiner et créer des armures (j’en ai porté un certain nombre au fil des années). Je suis également très attaché à l’art et à l’architecture, et à toutes ces choses merveilleuses qui se rattachent d’une manière ou d’une autre aux arts décoratifs. Nous avons passé beaucoup de temps dans les musées, à observer des fragments poussiéreux d’objets anciens. Bien sûr, nous ne nous contentions pas de regarder des poteries brisées ou des statues amputées, nous recherchions la main de l’artiste qui les a créées. Cette beauté incroyable qui caractérise des objets nés de mains expertes, alliant à la foi l’art et la technique, on la retrouve partout dans l’histoire.

La série documentaire a un aspect très narratif. Il y a un réel lyrisme et une vraie célébration du récit ; de la légende d’Arthur, notamment. Aimeriez-vous que le cinéma se penche à nouveau sur ces légendes ?

Il y a, pour les cinéastes, des ressources inépuisables dans les grands mythes de ce monde. Ils sont si denses, si complexes et ils perpétuent des thèmes universels. Je ne vois pas comment cette source d’inspiration pourrait se tarir. Les mythes et les légendes ne se transmettent plus de façon orale, bien sûr, ce ne sont plus des contes qui se transforment perpétuellement, mais nous avons la chance d’avoir accès à chaque version préservée, avec une immense base littéraire pour nous aider à les comprendre.

Au fil des années, vous avez illustré d’autres univers liés à la fantasy, comme ceux de Robin Hobb ou C.S Lewis, par exemple. Pourtant, votre nom est aujourd’hui indéfectiblement lié à celui de Tolkien et des Terres du milieu. En ressentez-vous une frustration ?

Non, pas du tout. Les étiquettes peuvent être très pratiques, et je n’ai jamais compris qu’elles puissent en agacer certains. Nous ne maîtrisons pas ces étiquettes et bien que j’aie, en effet, été associé à Tolkien (il n’y a toutefois pas d’illustrateur « officiel »), cela ne me dérange pas un instant. Par ailleurs, la Terre du milieu reste encore en grande partie inexplorée.

Vous parvenez à la fin d’une grande aventure. Avez-vous envie de poursuivre l’expérience du cinéma ou ressentez-vous le besoin de revenir au papier et à une certaine forme de solitude ?

J’ai parfois cette vision de moi, dans un vieux costume, avec une valise, à la croisée des chemins, dans l’attente d’un bus avec quelques dollars en poche. Et les gens me diraient : « Vous me rappelez cet illustrateur canadien, comment s’appelait-il déjà ? Vous savez, celui qui a disparu à l’autre bout du monde … Bon, il était bien plus jeune. » J’avoue que j’ai tout de même hâte de retrouver mon habitat naturel, pour voir si je suis encore capable de peindre avec un vrai pinceau et de la véritable peinture… J’adorerais continuer à travailler sur des films, mais peut-être pas de l’autre côté de la planète.

Rivendell

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