La loi du genre

Rencontre avec François Ozon

Après un deuil, un homme et une femme se dévoilent de façon surprenante, l’un au contact de l’autre, dans Une nouvelle amie de François Ozon. Le réalisateur de 8 Femmes et Potiche nous accueille pour un long échange autour de son quinzième long-métrage aussi accessible que troublant, interprété par Romain Duris, qui joue ici sur le double terrain du masculin et du féminin, Anaïs Demoustier et Raphael Personnaz : une occasion, à la fois « choc » et ludique, de remettre le couvert au sujet du débat sur le « mariage pour tous » et de parler de son cinéma singulier.

Politique

« Le film a pris une tournure politique à mon insu. Il y a plus d’un an, quand j’ai commencé à écrire,  les manifestations contre « le mariage pour tous » ont commencé. J’étais effectivement pris dans un contexte qui concernait mon sujet. En voyant comment les politiques de gauche qui défendaient mal « le mariage pour tous » – à part Christiane Taubira qui montait un peu au front – et à quel point tous les autres restaient dans le placard, n’étaient pas très offensifs, sans les bons arguments, je me suis dit qu’il faudrait que mon film ne formule pas d’agressivité et de violence. Au contraire, je pensais à beaucoup d’empathie et beaucoup de compréhension, de faire en sorte que les gens qui sont à l’opposé de ce que je peux penser, puissent quand même entrer dans l’histoire que j’écrivais, qu’ils soient touchés, qu’elle ouvre leur esprit. J’ai eu un souci pédagogique davantage que dans mes films précédents pour expliquer et montrer la complexité du désir à vouloir créer une famille. Or, pour raconter des choses complexes, il faut une lisibilité. Cela ne m’intéressait pas de m’adresser à un public qui connaissait déjà ce thème ou un public déjà acquis. »

Mélodrame

« J’avais l’idée du mélodrame pour Une nouvelle amie dans le sens où il s’agit d’une histoire d’amour qui peut être tragique,  sauf qu’ici, il s’agit d’un « mélodrame heureux » avec un happy end. La base de départ est une nouvelle de Ruth Rendell, The New Girlfriend, un thriller qui se termine par un crime. J’ai lu ce texte il y a vingt ans et j’en ai écrit un scénario très fidèle. A l’époque je n’avais pas fait de film. J’ai fait un long casting pour trouver l’acteur, je l’ai envoyé au CNC et j’ai essayé de le financer, mais je n’ai pas réussi. Il en reste une trace dans Robe d’été, que j’ai tourné plus tard et où se trouve aussi l’idée du travestissement. La nouvelle de Ruth Rendell traite davantage d’une homosexualité latente et d’un personnage qui ne l’assume pas, surtout d’une haine et un dégoût de l’homme. Vingt ans plus tard, j’adapte la nouvelle très différemment : le meurtre n’y est plus et j’ai rajouté le thème du deuil.
Je voulais garder l’esprit d’un suspens sentimental pour arriver à une histoire d’amour. Si mon film est un mélodrame, il mélange plusieurs tons, plusieurs formes, plusieurs genres, c’est un film transgenre comme le personnage de David. Plus globalement, c’est l’histoire de deux personnes (David et Claire) qui se mentent à eux-mêmes et entre eux, tout le temps, qui n’assument pas leurs désirs. »

Message

« Je ne dirais pas qu’il y a un message dans mon film, mais il y a la volonté d’amener l’histoire à un endroit précis qui interroge les gens. Le film questionne tout le temps (comme mes films précédents, je pense) le spectateur sur l’identité, le masculin, le féminin et ceci, de manière ludique. Les grands films qui ont été faits sur le travestissement sont soit des drames très noirs comme L’Année des treize lunes de Fassbinder ou Laurence Anyways de Dolan, soit ce sont des farces comme Some Like It Hot de Wilder ou Tootsie de Pollack, des comédies où il n’y a pas vraiment d’enjeux : moi, je me situe entre les deux. »

David / Virginia

« C’est un personnage assez simple : il a envie d’être en femme, habillé en femme. Ensuite, il se trouve à chaque fois des raisons différentes. Plus le film évolue, plus les raisons sont troubles et complexes. Au début, il s’agit pour lui de donner une maman à son enfant.
J’ai eu envie de prendre de manière ironique et au pied de la lettre l’argument : « Un enfant a besoin d’un papa et d’une maman ». David acquiesce : « D’accord, je vais faire les deux », il est à la fois le papa et la maman. Ce désir lui permet de surmonter le deuil de sa femme, c’est aussi une manière de faire revivre l’autre, puis aussi de séduire. En fin de compte, tout se mélange. »

Clichés

« Il y a un cliché à imaginer que les hommes travestis sont obligatoirement homosexuels. Quand vous voyez la réalité des choses, 80% des hommes qui se travestissent sont hétérosexuels. Ce sont des hommes qui ont une femme, des enfants, qui ont une vie familiale. C’est très paradoxal. Le cliché, c’est toujours de visualiser les travestis chez Michou, les prostitués, les transsexuels. La réalité du travestissement est beaucoup plus complexe. Avec ce film, Une nouvelle amie, j’avais envie de tuer certains stéréotypes. J’avais demandé à ce sujet à Romain Duris de voir Bambi de Sébastien Lifshitz, pour la douceur et la féminité naturelle, sans agressivité, très simple, du protagoniste. »

Casting

« J’avais lu des interviews de Romain Duris qui exprimait l’envie de jouer le rôle d’une femme. C’est vrai qu’il n’était, a priori, pas le choix le plus évident pour moi. J’avais dans l’idée de trouver un garçon plutôt féminin pour que cela fonctionne, mais en fait, je me suis trompé, parce qu’après en avoir vu plusieurs, ce n’était pas forcément ce qu’il y avait de plus troublant.
Avec Raphael Personnaz, j’ai essayé également, mais il n’était pas à l’aise. Cela aurait pu donner quelque chose de torturé, mais cela aurait été autre chose. Pour moi, c’était important qu’il y ait un partage joyeux avec le spectateur. J’ai proposé à Romain de faire des essais maquillage-coiffure et j’ai vu un tel plaisir, ludique et enfantin – sa sœur s’amusait à le travestir dans son enfance – que cela a été une évidence de le prendre pour le film. Jouer le rôle d’une femme, pour moi, c’est la continuité du travail de comédien. Connaissant en plus l’image de Romain Duris, acteur générationnel, séducteur, charmant, c’était très amusant de le mettre dans ce rôle. »

Artifice

« La plupart des hommes qui se travestissent ne le font pas de manière très fine. Ils ont tendance à exagérer tous les signes de féminité, beaucoup de maquillage, des costumes extravagants, ils ne sont pas dans un bon goût tout de suite. Avec beaucoup de camouflage, on voit parfois encore plus les traits masculins. Avec Gill Robillard, il y a eu un gros travail de maquillage en amont sur les traits de Romain et l’idée d’une évolution. Au début, le personnage est outrancier dans ce domaine et petit à petit, il trouve un ton plus juste. Nous avons fait cela aussi bien pour le maquillage, la coiffure que les costumes. »

Surprise

« C’est un choix que de ne pas dévoiler dans la bande-annonce ou dans la presse, l’apparence de Romain Duris travesti. Nous sommes dans une époque où tout est mis à nu, exhibé et je trouve que le plaisir du cinéma, c’est aussi de garder un peu de mystère : on paye pour voir quelque chose qu’on n’a pas vu. Est-ce que les gens sont prêts à ça ? On va voir si le film va marcher ou pas. Est-ce qu’il faut tout donner ? J’avais fait l’expérience amère, sur Ricky, d’une espèce de lutte pour savoir s’il fallait montrer le bébé volant dans la bande-annonce. Finalement, on l’a montré et les gens ont ricané, cela n’a pas donné envie. Je ne pense pas que le film aurait mieux marché pour autant, mais tout de même, il aurait fallu garder la surprise. »

Femme

« Pour moi, Claire est le véritable personnage principal : c’est elle qui devient une femme au final. David reste un homme qui s’habille en femme, c’est une créature qui sort du genre que la société et la culture lui ont imposé, tandis que Claire est une jeune femme qui s’ouvre véritablement à sa féminité. Elle a toujours été dans l’ombre de sa meilleure amie et grâce à la présence de Romain / Virginia, elle se révèle à elle-même. »

Autocensure

« Dans le mélodrame des années 1950, c’est le monde extérieur qui regarde et qui juge. Ce qui m’intéressait, c’est qu’aujourd’hui la censure est davantage en soi : les individus s’auto-culpabilisent. La société a, certes, un regard, mais au fond, elle s’en fout un peu. Les beaux-parents de David, par exemple, ne veulent pas voir. Même s’il y a des signes de quelque chose, on les cache ou on les ignore. Si le combat est intérieur chez mes personnages, il n’y pas forcément de conflit avec l’extérieur. Claire est le personnage le plus torturé en ce sens : elle navigue entre l’attraction et la répulsion. Elle ne cesse de poser question : Est-ce qu’elle a un désir homosexuel ? Qu’est-ce qu’elle aime ? Où est son désir ? »

Ambiguïté

« Je traite de ce sujet dès mes premiers courts-métrages et je ne me suis pas posé de question en réalisant Une nouvelle amie, car il s’agit de la continuité de mon travail. Aujourd’hui, c’est d’autant plus dans l’actualité qu’il y a ces mouvements conservateurs qui nous imposent une idée de la famille, de la sexualité, du genre. Cela a d’autant plus d’écho. »

Analogies cinéma

« J’ai beaucoup aimé Laurence Anyways de Xavier Dolan avec Melvil Poupaud, que je connais très bien (NDA : son acteur principal dans Le Temps qui reste). Quand j’ai vu le film, cela m’a un peu rassuré, parce que je voulais raconter l’inverse. Dolan raconte l’histoire d’un couple qui se sépare à cause du travestissement, mon idée était celle d’un couple qui se forme. Peut-être que son film est plus réaliste par rapport aux situations. Le mien est plus idéalisé, tend plus vers le conte de fées. Laurence Anyways m’a aidé à assumer mon point de vue et aller vers cette stylisation.
C’est amusant, avant de voir La Vie d’Adèle d’Abdellatif Kechiche, j’avais écrit dans mon scénario : « Scène d’amour entre Virginia et Claire : il faut que ce soit une très belle scène de lesbianisme, comme on n’en a jamais vu au cinéma ». Après la sortie du film de Kechiche, j’ai enlevé cette phrase du scénario puis j’ai parlé avec des amies lesbiennes qui n’avaient pas du tout aimé les scènes d’amour entre les deux filles, qui les trouvaient fausses, filmées du point de vue d’un homme hétérosexuel. Je pense en même temps que c’est le point de vue de Kechiche, il a le droit de montrer des femmes qui font l’amour comme il le souhaite. Ma scène d’amour est, quant à elle, beaucoup plus fétichiste, il y a des ustensiles. »

Ambivalence
entre réalité et conte de fées

« Elle est naturelle, je sais qu’elle peut perturber, mais j’ai besoin d’effets de distanciation. Enregistrer la réalité, finalement, ne m’intéresse pas beaucoup. J’ai besoin de styliser, d’être dans la fiction, qui peut aller jusqu’au fantasme, jusqu’au rêve, dans une histoire avec des effets du réel très forts. J’ai compris très tôt que l’artifice que j’utilise souvent n’est pas un souci pour atteindre la vérité. Dans mon cinéma, notamment en travaillant sur Fassbinder, la vérité peut être atteinte dans l’artifice le plus total et le plus extrême, de manière plus artistique que dans une forme de réalisme. Le réel ne m’intéresse pas tellement, la vérité des émotions beaucoup plus. »