Conversation avec Forest Whitaker

Un certain sourire

Dans La Voie de l’ennemi de Rachid Bouchareb, Forest Whitaker est cet homme, ex-membre d’un gang entré en prison pour meurtre et qui en sort 18 ans plus tard, transformé, converti à l’Islam. Mais un shérif revanchard le poursuit et le guette. Rencontre avec l’un des plus grands acteurs apparus sur un écran ces trente dernières années.

Il est timide. Anxieux peut-être. Fatigué sans doute : le «service après vente», comme disait Simone Signoret, a quelque chose d’usant. Il est gigantesque. Même assis. Mais le sentiment qu’il génère est tout de douceur. Car son regard est d’une bienveillance inouïe. Et son sourire a la pureté des origines.

Forest Whitaker, depuis cette longue scène de La Couleur de l’argent de Martin Scorsese au cours de laquelle, face à Paul Newman, il jouait au billard en ne révélant jamais s’il était un arnaqueur de génie ou bien un naïf invincible, ne cesse d’impressionner. Au sens photographique du terme : il laisse sa marque et son empreinte à l’image. Qu’il ne fasse que passer (Platoon de Oliver Stone, The Crying Game de Neil Jordan, Smoke de Wayne Wang, Les Brasiers de la colère de Scott Cooper) ou qu’il soit de tous les plans (Bird de Clint Eastwood, Le Dernier Roi d’Ecosse de Kevin Macdonald, Le Majordome de Lee Daniels). Qu’il soit méchant (Panic Room de David Fincher) ou gentil (Zulu de Jérôme Salle). Qu’il reste quasi silencieux (Ghost Dog de Jim Jarmusch) ou n’endosse que la voix d’une marionnette (Max et les Maximonstres). Ce qui frappe chez ce géant d’un mètre quatre-vingt-huit, c’est sa faculté à faire oublier sa carcasse et devenir cet autre, là, sur l’écran. S’il voulait, il pourrait incarner une fillette de douze ans. Avec des couettes.

Photographies : Yann Vidal
Comment choisissez-vous vos personnages ?

En fonction des opportunités qu’ils m’offrent de continuer à avancer, à évoluer, à grandir. Disons que je vais autant que possible vers des rôles permettant de défricher de nouveaux territoires, d’explorer d’autres morceaux d’humanité. J’aime entrer dans les profondeurs d’un être et voir quelles sont mes connexions, même microscopiques, avec lui.

Et pour William Garnett dans La Voie de l’ennemi, plus précisément ?

Celui-ci était un peu différent, car je connaissais Rachid Bouchareb, je l’avais rencontré et j’aimais ses films. Nous avons discuté de la possibilité de travailler ensemble. Et ce personnage a été développé pour moi, ce qui est une autre façon de procéder. Ça m’est arrivé quelques fois, notamment avec Jim Jarmusch pour Ghost Dog (1999) et Olivier Dahan pour My Own Love Song (2010). Rachid m’a montré le film originel, Deux hommes dans la ville (de José Giovanni, 1973), et nous avons discuté de la façon dont il pourrait se traduire dans un film contemporain. Nous étions particulièrement intéressés par le thème du préjugé : cette idée qu’un homme ne change pas, mauvais un jour, mauvais toujours.

Votre voix est très spécifique, vous la modulez chaque fois d’une façon particulière. La voix d’Idi Amin Dada (Le Dernier Roi d’Ecosse) n’est pas celle de Garneth dans La Voie de l’ennemi, qui elle-même n’est pas celle de cet entretien. Est-ce que vous vous basez sur votre formation de chanteur d’opéra et de musicien ?

J’essaie toujours de partir de l’endroit d’où vient la voix. Il est probable que le fait d’avoir une oreille musicale m’aide, car c’est très compliqué parfois de percevoir les accents, d’entendre les différences entre les parlers arabes quand vous essayez d’intégrer cette langue. C’est une chance, pour restituer une phrase de pouvoir entendre les inflexions, les détails, la musicalité. Mais je pense que le plus important, au-delà des exercices pratiques indispensables, c’est de s’abandonner à cette voix particulière, à l’énergie qui est celle du personnage. Il faut lâcher prise.

Photographies : Yann Vidal
Avez-vous besoin d’oublier tout ce que vous avez mis de technique dans la création du personnage pour le jouer ? Est-ce ce que vous entendez par «vous abandonner», par «lâcher prise» ?

Apprendre à parler l’Espagnol ou à conduire une moto… Ce sont les aspects techniques qui s’additionnent pour arriver tout en haut de la montagne qui correspond à un certain savoir sur le rôle. Une fois que vous êtes là-haut, vous pouvez vous jeter dans le vide et tomber dans le personnage. S’abandonner tient du spirituel et de la méditation qui permettent l’acceptation totale de cette énergie, de ces moyens, de ces détails. C’est s’abandonner au personnage mais aussi à l’univers. Vous vous jetez littéralement en espérant atterrir au bon endroit.

Avez-vous, dès vos débuts, travaillé de cette façon ?

J’ai toujours essayé de trouver l’origine du personnage, sa source et ses racines. J’ai donc toujours cherché les bases psychologiques, je me suis inspiré des expériences traversées par le personnage, et quand je n’avais pas accès à ces expériences, je m’inventais ce passé, ce parcours. Car même si le personnage est fictif, il y a toujours une vérité à trouver. J’ai donc toujours essayé d’aller au plus profond, au cœur des choses. Mais cette notion d’abandon total et authentique, je pense que je n’y suis pas parvenu tout de suite.

Pourquoi ?

A mes débuts, je travaillais beaucoup dans la souffrance. Mes tous premiers rôles ont été nourris de ma propre douleur face à la vie, de mes tourments, de mon désir ardent de me sentir «adéquat» ou suffisamment bon. Il m’a fallu affronter les démons de ma propre médiocrité. Aujourd’hui mon abandon est différent. Avant, je travaillais, travaillais, travaillais jusqu’à ce que le personnage prenne le pouvoir. Depuis quelques années, je me glisse plus naturellement en lui. Les particules, les graines qui existent en chacun de nous, il faut les autoriser à pousser, à germer.

Photographies : Yann Vidal
Diriez-vous que ce moment est arrivé avec le personnage de Charlie Parker dans Bird de Clint Eastwood (1988) ?

Ce qui s’est passé avec Bird, c’est… Je ne me sentais pas assez à l’aise avec moi-même pour comprendre et réaliser ce que j’avais fait…

Vous devriez. Le film est un chef d’œuvre et votre performance est époustouflante !

Merci… Aujourd’hui je suis peut-être assez fort pour le revoir et apprécier. Mais disons qu’au stade où j’en étais de ma vie en tant qu’artiste, je ne pouvais pas m’en tenir là. Ce qui est bien. Ça m’a poussé à continuer à travailler dur, à lutter contre la peur de ne pas être à la hauteur. Ghost Dog de Jim Jarmusch m’a beaucoup aidé, parce que j’y ai fait confiance à l’énergie et à la vibration d’une façon différente. D’abord parce que le personnage parlait très peu…

Et le film lui-même évoquait la notion de lâcher-prise ?

Oui, tout à fait. Ghost Dog est qui il est, il est fidèle à lui-même, il vit et meurt selon le code qui est le sien. C’est vraiment ce que Jim avait choisi de raconter, et ça lui ressemble pas mal ! L’autre film qui m’a beaucoup fait avancer est Le Dernier Roi d’Ecosse (2006, Kevin Macdonald). A mes débuts, je ne voyais que Forest Whitaker à l’écran, pas le personnage. Un de mes mentors m’a un jour demandé : qu’est-ce qui te fait croire que ce personnage, toi en tant que ce personnage, n’existe pas réellement ? Mais je n’ai réalisé qu’en interprétant Idi Amin que l’on peut se transformer par la pensée. On peut même changer la couleur de ses yeux !

Quand vous préparez un personnage fictif, est-ce que vous volez des gestes, des façons de bouger à des personnes réelles de votre entourage ou que vous croisez dans la rue ?

Souvent. La plupart du temps je choisis une personne existant. Pour Les Brasiers de la colère, j’ai regardé un documentaire sur un policier de Pennsylvanie. Pour étudier l’accent, j’ai travaillé avec un coach. Mais j’ai aussi observé sa façon de parler, et du coup je me suis inspiré de son langage corporel, de ses tics, de ses manies. Ce sont des clés qui permettent de déverrouiller le personnage que je suis en train de créer, et d’ouvrir littéralement la porte. Si je ne le fais pas, je suis toujours un peu perdu. J’ai peur de ne pas être sur la bonne voie.

Photographies : Yann Vidal
Quand vous cherchez les racines de votre personnage, est ce que ça passe aussi par l’enfance ?
Lors de la scène de la moto dans La Voie de l’ennemi, dans votre sourire, je vois l’enfant qui est heureux, soudain. Il est allé en prison très jeune, et cette moto représente la liberté retrouvée, la vitesse, le vent, mais il y a l’enfant qu’il a arrêté subitement d’être qui ressurgit dans le sourire ?

C’est vrai que la source c’est l’enfant, c’est la pureté originelle. J’essaie toujours de le trouver, mais je n’y arrive presque jamais ; en tout cas je garde cette idée en tête, j’essaie d’approcher. Ce que je me raconte des personnages a à voir avec l’arbitraire de la vie, des détails parfois très spécifiques. Je peux par exemple glisser dans un personnage une aversion à sortir les poubelles parce que je me suis imaginé que son père l’y obligeait quand il n’avait que six ans pour le punir, et donc si dans le film quelqu’un lui demande de sortir les poubelles, tout naturellement sa réaction sera une sorte de colère irraisonnée. Il n’y aura pas d’explication, mais si je parviens à donner une vérité à cette colère, puisqu’elle vient d’un endroit que mon personnage identifie, vous n’aurez pas toutes les clés pour la comprendre mais vous la comprendrez, vous verrez une personne entière. Lorsque j’ai parlé de mon métier face à James Lipton dans le cadre de Inside the Actors Studio, il y a une grande partie que vous ne voyez pas dans l’émission, notamment les questions des jeunes acteurs. Et j’ai expliqué ce processus. Ils me demandaient pourquoi on ne leur parle pas de ça en cours. Je crois que jouer tient plus du mental que de la technique ou d’une méthode. En tout cas, c’est ainsi que je vis, et j’essaie de faire transparaître ça dans mon travail.

Photographies : Yann Vidal
A l’écran Forest Whitaker s’efface pour laisser la place au personnage. Peut-être que la chose qui subsiste de vous, c’est votre sourire ?

C’est intéressant, il faut que je m’y penche… Je ne revois pas mes films, peut-être que je devrais. Je sais que la façon de rire de mes personnages varie de l’un à l’autre, et leur sourire devrait aussi être différent… Peut-être y a-t-il là une autre clé à trouver pour la transformation. Il faut sans doute que j’y travaille.

Ce n’était pas une critique, ce sourire est très émouvant. A la ville comme à l’écran.

Je suis content que vous parliez de cette scène de la moto… Parce que l’image que j’ai utilisée dans ma tête est celle-ci : le moment où, alors que mon père m’apprenait à faire de la bicyclette en me tenant, il a lâché la selle et soudain j’ai réalisé que je roulais tout seul. C’est peut-être ça que vous avez vu ?