Les vibrations new-yorkaises

Casse-tête chinois

Ce sont des retrouvailles, à l’heure du bilan existentiel où tout est encore possible. Casse-tête chinois propulse les protagonistes de L’Auberge espagnole et Les Poupées russes outre-Atlantique, et les relie les uns aux autres par un savant tissage. Dans la cité new-yorkaise, Cédric Klapisch filme les pérégrinations de Xavier et des siens, entre variations musicales et pulsations organiques.

Casse-tête chinois oscille entre une approche organique des choses – notamment dans sa façon de restituer l’énergie new-yorkaise - et un jeu sur la surface, les reflets, les couleurs, les clichés…

J’aime bien cette opposition entre organique et surface, car finalement, elle renvoie à la problématique initiale de ces trois films. Je relie ça à L’Auberge espagnole et à une scène que j’aime beaucoup : quand Xavier arrive à Barcelone, il y a une voix off qui évoque la virginité du regard à l’arrivée dans une ville. Il y a donc cette idée de ce regard en surface, puis celle du vécu qui s’installe. Si vous tombez amoureux à un endroit, cet endroit va devenir particulier pour vous. Quand on voyage et qu’on habite quelque part, la vie rend les lieux organiques. Ce n’est donc pas un hasard si vous ressentez cela, car pour moi, il y a constamment ce va-et-vient. Même dans ma façon de parler : j’aime bien jouer avec les clichés. On me le reproche beaucoup, mais pour moi, le cliché fait partie de la vie. Quelque chose peut être ressenti comme superficiel, comme un coucher de soleil, par exemple, mais si on le vit et qu’on est heureux de ce moment, ça devient une vérité. En tout cas, cette opposition entre l’organique et la surface, comme vous dites, m’intéresse beaucoup.

Il est rare qu’un cinéaste filme le sol. Vous le faites dans ce film…

J’ai voulu le faire à New York où, comme le dit le personnage, on ne parle que des gratte-ciel. Gratter le ciel, c’est le but de la ville. Or quand on vit à New York, on est rivé au sol, et le sol y est très particulier.

Ça renvoie à l’idée du toucher, du contact entre l’individu et la matière qui l’environne. C’est aussi un film où l’on se touche, se sépare, se rapproche, où l’on (re)prend contact…

Oui, les rapports entre les personnages sont plus charnels. C’est le cas entre Martine et Xavier qui dans L’Auberge espagnole n’arrivaient pas à coucher ensemble. Là, c’est malgré eux. Leurs corps parlent. Ça passe par le toucher.

Un grand soin est aussi apporté aux surfaces, aux textures des décors : les murs, les papiers peints ont du caractère, de la présence et attirent le regard…

Ce que vous dites rejoint les discussions que j’avais avec la décoratrice et la chef-opératrice à New York : on parlait de textures, de matières et de couleurs tout le temps. Ça partait aussi du fait qu’on est à l’époque numérique : le numérique fabrique de l’à-plat quand on filme. Nous voulions lutter contre cela. On a filmé en 35 mm et on voulait qu’il y ait de la matière, de la peau, de la texture. C’est une volonté d’aller à l’encontre de notre époque qui va vers le lisse. New York, en plus, est faite de matières, bien plus que Paris. Je voulais que cela se sente.

C’est aussi un film traversé par le mouvement. On y court beaucoup.

J’avais envie que ce film soit dynamisant, parce que je trouve qu’on est dans une période dépressive et qu’on a le droit de courir et de s’enthousiasmer. Donc oui, ça court pour dire qu’il y a encore de la vie ! Le mot qui revient le plus quand on est à New York, c’est le mot « énergie ». C’est vrai que c’est une ville qui file la pêche. Pendant longtemps, je pensais tourner le film en Chine, mais il n’y a pas ça là-bas, même si c’est un pays en pleine expansion. Il y a en Chine une forme d’inertie, tandis qu’aux Etats-Unis, il y a un mouvement sensible. Ce pays est lié à cette idée de bouillonnement, de vitesse.

Vitesse qui décélère lors des séquences de danse chinoise chorégraphiée. C’est un mouvement suspendu dans la rythmique globale du film…

C’est quelque chose que j’ai pu observer dans les squares de Chinatown où, tous les jours, on peut voir des gens danser, faire du tai-chi ou des arts martiaux. J’ai beaucoup observé cette espèce de lenteur, loin du speed américain, quelque chose de plus lent, de plus gracieux. C’est assez drôle de voir qu’au milieu de cette ville en forme de boule de nerfs, des gens font des mouvements lents qui ont 4000 ans d’histoire ! Il y a des oppositions d’énergie intéressantes à regarder.

On retrouve ces oppositions dans les variations rythmiques de votre bande originale…

J’aime bien qu’il y ait un parallèle entre le portrait d’une ville et le portrait des personnages. New York, vis-à-vis de la musique, c’est une ville unique au monde, puisqu’elle a créé des centaines de musiques. Elle est liée au jazz, à la salsa – ce sont les les Cubains et les Portoricains qui ont créé la salsa à New-York et non à Cuba -, le hip-hop, le rock, etc. Chaque ville a des résonances musicales, mais à New York il y a une richesse énorme. Quand vous parlez de vitesse, de pulsations organiques, eh bien c’est à New-York qu’est né le mot « groove ». Tout ça est très vivace.

Dans quel contexte sonore avez-vous écrit ce film ?

En général quand j’écris, j’ai besoin de silence. C’est plutôt lorsque je n’y arrive pas que j’écoute de la musique ! Je peux écouter n’importe quoi.

Vous avez écrit à New York ?

Oui. J’y suis resté 8-9 mois en tout. Depuis mes études là-bas il y a 25 ans, la ville avait beaucoup changé. C’est une ville liée à la mobilité. Il y a finalement très peu de lieux historiques à New York, comparé à Paris. Il fallait donc que je redécouvre cette ville et je savais qu’il fallait que j’y passe du temps. Je louais un appartement dans le Lower-East Side, autour de Chinatown, près de là où je savais que j’allais tourner. Je suis parti avec ma femme et un de mes trois enfants qui est en maternelle. Aller le chercher à l’école, vivre là-bas, m’était très utile.

C’est donc une écriture qui a fait l’épreuve de la quotidienneté…

Oui. C’était à la fois la quotidienneté que j’avais connue il y a 25 ans, car j’avais pris le métro et j’avais conduit là-bas. J’ai une connaissance assez intime de cette ville. Et puis, j’ai vu comment elle avait évolué. Elle était beaucoup plus violente à l’époque qu’aujourd’hui où elle est beaucoup plus pacifique. Ce qui était très troublant pour moi, c’est que même les gens avaient changé. Dans les années 1980, on parlait d’individualisme, de golden boys, on se construisait contre les autres. C’était très dur. Aujourd’hui, et je pense que c’est un des effets post 11 septembre, il y a une espèce de solidarité troublante, surtout lorsqu’on revient à Paris ensuite ! Ce côté civil, courtois, solidaire des New-Yorkais est sensible. Il y a une vraie entraide, alors que ce n’est pas une idée américaine. Le mot « community » s’entend souvent.

Votre film s’en est imprégné…

Oui et j’aime bien le mouvement du film : au début, Xavier arrive à Chinatown où il est vraiment touriste, plus qu’ailleurs encore. Et finalement, à la fin du film, lors de la parade, il y a un échange de « bonjour » avec sa voisine chinoise et c’est pour moi le truc le plus émouvant du film !

Sur le mur d’inspiration de ce film, qu’afficheriez-vous ?

J’avais des images en tête. Le photographe de l’agence Magnum Alex Webb, par exemple, m’a beaucoup inspiré. Son esthétique nous a inspirés, ma chef-opératrice et moi, car il a une façon de mettre en scène le chaos. C’est un coloriste aussi. Son travail était très guidant. Les mouvements de caméra de Jarmush aussi. Woody Allen, car il y a des gens comme lui ou Scorsese, lorsque vous tournez à New York, c’est impossible de ne pas y penser. Woody Allen a inventé l’humour intellectuel. C’est une vraie invention. Quand je fais apparaître des philosophes allemands dans le film, c’est, pour moi, une imagerie allenienne. Spike Lee est quelqu’un d’inspirant aussi : il parle de la communauté, son discours est précis et très new-yorkais.