L’âme des choses

Conversation avec Alexandre Astier

Alexandre Astier signe l’adaptation et la réalisation, avec Louis Clichy, d’Astérix – Le Domaine des dieux, en 3D, sorti sur les écrans le 28 novembre dernier. Nous revenons avec lui sur la construction paradoxalement très libre de l’un des films les plus chers (37 millions d’euros) du cinéma français.

Uderzo et Goscinny étaient liés par une amitié indéfectible. Cela ne les empêchait pas de s’engueuler parfois lors de la création des albums d’Astérix...

Sûrement. Je crois qu’ils avaient 25 ans quand ils se sont connus. Je ne vois pas comment on peut recevoir un succès pareil à cet âge… Je pense que les gens qui s’engueulent sont d’habitude des gens qui tiennent à ce qu’ils font. Avec Louis Clichy aussi, on s’est engueulés. On ne peut pas vraiment appeler ça des engueulades. On n’est pas de la même école, Louis et moi. Donc, forcément, on n’a pas les mêmes réflexes ni les mêmes priorités. Pour moi, c’est le son, le dialogue, la chose dite qui doit être maîtresse. Louis vient de l’animation, il aime le muet. Et je pense que si le film plaît, c’est grâce à notre association. Mais c’est sûr qu’on n’est pas des béni-oui-oui. Ça gueulait : toutes les scènes du film sont issues d’un débat.

Le Domaine des dieux a-t-il été votre premier choix ?

Le Domaine des dieux a été le choix numéro 1. Si jamais il nous fallait en choisir un deuxième, là, il y en aurait peut-être plusieurs sur le podium. Par exemple : Le Bouclier arverne, Le Chaudron et Les Lauriers de César, peut-être. Il y aurait d’autres problèmes, comparé au Domaine des dieux qui, lui, est un huis clos. Peut-être que pour un deuxième, il faudrait voyager un peu. Mais pour le premier, je n’ai pas hésité : il est très cinoche, il y a un plan machiavélique. J’en ai parlé à Uderzo et il m’a dit qu’à l’époque, juste avant Le Domaine des dieux, ils s’étaient demandé s’ils n’étaient pas arrivés au bout de l’Astérix anecdotique, d’un Astérix « bonne humeur ». Là, c’est le premier album où ils voulaient insuffler un vrai conflit majeur, un vrai enjeu. Ils ont voulu continuer Astérix, mais en mettant les personnages en danger. Le village disparaît. Ils se sont demandé comment se battre contre la potion magique, car une chose est claire : la potion magique est l’ennemi de l’auteur, car elle règle tout. Je suis presque sûr que Goscinny a créé une situation de départ dans laquelle la potion ne pouvait pas tout régler.

Dans quelle mesure les théories sur le scénario de Christopher Vogler, que vous appréciez, vous ont-elles été utiles sur ce projet ? 

Il a fallu démonter la bagnole, étaler les pièces, comprendre la structure intrinsèque de l’album, car c’est la condition sine qua non pour ajouter des choses. Sinon, on ajoute et on déséquilibre, et j’avais une contrainte de durée de 80 minutes. Ces 80 minutes pile poil viennent de la législation allemande et de leurs contraintes télévisuelles. Car il se trouve que les Allemands aiment beaucoup Astérix et ont mis beaucoup d’argent dans ce film. Cela dit, les enfants ne tiennent pas deux heures devant un film, donc c’est une balise correcte. Vous avez des actes de 10 minutes, c’est clean si vous faites une sous-construction par acte, vous pouvez repérer à la minute près ce dont vous avez besoin, comment sont saupoudrés vos moments d’action et vos instants rigolos. Le problème de la structure, c’est qu’au moment où vous commencez à la travailler, vous n’arrivez pas à en sortir. Je suis sorti de l’académisme de la structure « voglérienne », mais le fait d’aimer en général partir du très grand pour sur-découper et arriver au plus petit niveau de détail, serait impossible pour moi de faire sans ces outils. M. Night Shyamalan conseille de rédiger sans s’arrêter, comme sur une machine à écrire. C’est très impressionnant quand on voit ça. Moi, je ne pourrais pas.

En quoi êtes-vous resté fidèle à l’album original et quelles sont les altérations que vous vous êtes permises au cinéma ?

Le plan de César, je l’ai laissé au début. Après, une fois qu’il a exposé son plan, on se retrouve dans la forêt avec une chasse au sanglier. Ensuite, il y a l’histoire d’arrachage d’arbres. La chose compliquée, c’est que l’arrachage des arbres dure très longtemps, presque la moitié de l’album, donc on a un peu changé. Je n’ai pas gardé le moment où Obélix fait peur à des gens en leur criant dessus. Il y a la scène de l’arène avec les gagnants d’un logis offert par César au Domaine des dieux, mais je leur ai ajouté un fils.

Comment vous est venue l’idée du personnage de cet enfant ?

Je l’ai écrit comme ça, avec cette idée que, progressivement, l’enfant remplace les figurines de héros grecs avec lesquels il joue, successivement par Obélix qui est vraiment traité en super-héros dans le film, et par son propre père qui prend de la potion et balance une colonne sur les méchants à la fin. Ça fait partie des choses ajoutées. Autre chose : dans l’album, Astérix vient s’installer au Domaine des dieux, et dans le film, il est rejoint par tout le village, qui est donc totalement déserté. Je trouvais que, pour gonfler les enjeux, c’était super de transformer le village en bidonville, en renforçant le risque de le voir raser.

Votre postulat était à la fois de rester fidèle à l’univers de Goscinny et Uderzo et en même temps de renforcer, prolonger, exagérer de temps en temps l’album ?

Tout à fait. Je crois que la chose la plus osée vis-à-vis de la BD – confirmée par Uderzo lui-même – c’est de faire évanouir Obélix et Astérix dans le film, à deux moments différents. Ça, pour le coup, ce n’est pas très « astérixien ». Goscinny s’est permis des choses, comme faire pleurer Astérix dans Le Chaudron, mais au fur et à mesure que la licence a progressé, il y a une chape de bonne humeur qui s’est installée.

Il n’y a pas eu de soucis dans l’idée d’amener des choses un peu risquées au scénario ?

Si, ça a frotté de temps en temps. Vous dites « Obélix tombe dans les pommes », ce n’est pas très payant à l’écrit. Cela peut paraître très angoissant de lire ça. Mais si je veux qu’Obélix sorte de terre et sauve tout le monde, il faut qu’il le fasse in extremis. S’il les sauve de rien, je n’ai pas ma scène, on n’est pas soulagé, on ne souffle pas. Je ne peux pas faire un film sans conflit. Plus tard, il y a un chrono dans le film, j’aime beaucoup ça. Je n’aurais pas inventé une bombe, parce qu’on l’a déjà vue deux cents fois au cinéma, mais un druide qui doit arriver dans les temps à faire sa potion, on l’a moins vu. Je n’ai pas eu envie de me passer de tous ces outils, ils amènent de la tension, de la vigueur. Il a fallu convaincre parfois qu’ils étaient nécessaires.

Dans ce cas, vous vous adressez aux auteurs ou au producteur ?

Cela veut dire qu’il faut maquetter un peu plus, dessiner avec Louis. On a présenté des choses avec des voix témoins. Il a fallu donner le ton et la dynamique des choses. C’est vrai parfois que c’est très dur de le percevoir dans un script. Si on veut faire vivre une œuvre, il faut pouvoir la modeler. Il faut le faire avec amour, car cela vous empêche de faire beaucoup de bêtises. Il faut le faire avec un respect naturel, mais pas une génuflexion. Il faut dire « je pense que cela plairait à Uderzo », « cela aurait plu à Goscinny » de pousser tout cela encore d’un cran.

Pouvez-vous nous parler de votre postulat de faire le film en langue française ?

En France, nous sommes un pays de doublage. Une chose qui a été écrite en anglais est faite pour sonner dans la vertu intrinsèque de la langue. Shakespeare en anglais, ce n’est pas Shakespeare en français, même si c’est bien traduit. Et essayez de faire du Audiard en anglais, vous galérez vraiment. Il en reste forcément quelque chose, mais seulement les faits. On perd tellement dans un doublage, la nature intrinsèque de la réplique elle-même, son rythme. Quand on double un dessin animé, on doit le faire au Lip Sync, trouver une phrase qui tombe à peu près dans les mouvements de lèvres. Aux États-Unis, quand ils nous sortent un Cars ou un Kung Fu Panda, ce sont les acteurs qui créent le film. Ils choisissent généralement leurs plus grands acteurs, qui fabriquent le film de manière sonore. Louis et moi voulions nous offrir cela pour une sorte de premier grand Pixar français. C’est une grande intelligence de production que d’avoir soutenu cela. Il y avait une valeur au film.

Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez déterminé et travaillé les voix ?

On écrit le scénario et on fait des voix témoins à trois acteurs, une fille, deux mecs, dont moi, on fait tout le film. En parallèle, on commence l’animatique story-board filmé, plans fixes de crayonnés), on peut travailler ainsi au rythme et déjà à certaines coupes. Pendant qu’on commence l’animation, on fait les vraies voix, sauf que je réécris les dialogues pour elles, en fonction du comédien choisi. Par exemple, si c’est Alain Chabat, de temps en temps je réécris pour lui. On enregistre les voix définitives, on précise l’animatique. Les animateurs définitifs (ceux de la 3D) peuvent alors commencer à travailler l’acting avec Louis et moi qui leur insufflons les intentions de jeu à réaliser.

Pour le casting des voix, vous saviez d’avance quels comédiens employer ?

On a déjà des idées en tête, mais il faut les confirmer, car comme j’écris pour eux, il faut être sûr qu’ils soient là.

Par exemple, Roger Carel qui incarne depuis longtemps Astérix...

Au départ, on nous avait annoncé qu’il ne le ferait pas. Il est revenu, c’était vraiment génial. Cela crédite un personnage que l’on n’avait jamais vu en 3D. Avec la voix de Roger Carel, c’est dingue comme cela renforce Astérix.

Cette liberté de ton pour un film français très cher (37 millions d’euros) apparaît comme une aventure rare dans son genre...

Il faut vraiment féliciter Philippe Bony de M6. C’est très compliqué de considérer que ce n’est pas parce que le projet commence à coûter cher, voire terriblement cher, que la base de ce qu’on fait n’est pas hyper artisanale, qu’elle ne doit pas être laissée à une ou deux personnes, que la possibilité de déconner ne doit pas toujours être ouverte, que les choses futiles ne doivent pas continuer à perdurer à l’intérieur. Les séances d’enregistrement étaient super, parce que c’était l’ambiance d’une fiction radio (ce que j’ai fait pour Radio France avant Kaamelott). C’est un film très cher, très beau et il est libre, les comédiens jouent.

Cette manière de faire hésiter les personnages ou de les faire répéter quand ils n’ont pas compris, c’est un peu votre marque de fabrique...

Effectivement, si un scénariste un peu plus classique me corrigeait pour un personnage qui dit « Ah ! », un autre qui lui répond « Comment ? » et que le premier répète « Ah ! », c’est sûr que cela passerait à la trappe. Or, à mon avis, c’est surtout ce qu’il ne faut pas supprimer : c’est l’âme des choses.