Magie de l'incarnation

Toute ressemblance avec des personnages existant ou ayant existé…

Il y a des acteurs et des actrices qui sont des chefs-d’œuvre à eux seuls. Leur façon de s’approprier un rôle, d’être lui à travers eux-mêmes (et réciproquement) ne lasse pas de nous étonner, nous ravir et nous émerveiller. Mais, parfois, le personnage est une célébrité, quelqu’un dont le visage, la silhouette, l’apparence, la démarche, la voix nous sont familiers, appartiennent à notre inconscient collectif. Et le défi pour l’acteur est encore plus élevé, puisque son interprétation est soumise à l’image que nous avons du modèle. Il ne s’agit pas d’endosser le personnage comme un costume ou une panoplie (même si l’habillage et le maquillage y participent), ni de le copier ou le singer. Il s’agit de le retracer, de le recréer, de le réinventer. Ce n’est pas une performance, c’est un état. De grâce. Une alchimie qui confine à la magie, à la sorcellerie. En voyant Pierre Niney en Yves Saint Laurent et Guillaume Gallienne en Pierre Bergé dans Yves Saint Laurent de Jalil Lespert (sortie le 8 janvier), il nous a semblé assister à la rencontre miraculeuse et émouvante de deux acteurs avec l’âme de leur personnage. Ces incarnations nous en ont rappelé d’autres, toutes aussi troublantes et sublimes. Voici nos souvenirs convoqués, réveillés. En toute subjectivité.


 

Dossier Magie de l'incarnation : Pierre Niney en Yves Saint-Laurent

MÊME DE DOS

Pierre Niney est Yves Saint-Laurent dans Yves Saint-Laurent de Jalil Lespert

Au premier plan du film, il est assis, il dessine. Avant que l’on ne découvre le visage juvénile, le grand nez droit, les envahissantes lunettes rectangulaires, une évidence s’impose : même de dos, Pierre Niney a déjà quelque chose d’Yves Saint Laurent. A la scène suivante, à table, alors qu’il discute avec son père et sa mère, la voix fluette et basse, la gaucherie, le regard fuyant : on entend, on voit, on ressent un timide maladif animé d’une flamme incoercible. C’est ce mélange détonant de fragilité et de flamboyance que capture Niney, captivant dans son incarnation ombre et lumière du génie de la mode. Ses mains, notamment, qu’elles froissent des soieries ou remontent ses besicles, semblent avoir une vie propre : ce sont ces mains qui dessinent l’être qui les meut. D’un bout à l’autre du film de Jalil Lespert, l’acteur se livre, non pas à une copie, mais à une réflexion constante des mille et une facettes d’un être noir et blanc.

Dossier Magie de l'incarnation : Guillaume Gallienne en Pierre Bergé

UN REGARD À NUL AUTRE PAREIL

Guillaume Galienne est Pierre Bergé dans Yves Saint-Laurent de Jalil Lespert

Etre un homme qui regarde un autre homme, n’être que ça. Qui peut faire ça ? Guillaume Gallienne. Presque dépourvu de mots, rencogné dans le cadre comme pour ne pas être totalement écrasé par l’ombre du grand homme, son Pierre Bergé est le miroir tendu à Pierre Niney/Saint Laurent pour être encore plus vrai à l’écran. Un révélateur. Sourire amoureux, moue réprobatrice ou lèvres serrées, sous les yeux qui guettent, constatent ou désespèrent. Le visage de Gallienne ne ressemble guère à celui de Bergé et pourtant il révèle toutes les variations d’un sentiment unique. Et le corps de l’acteur, la verticale immuable postée juste derrière l’homme dans la lumière, ce corps-là est indéniable, indubitable.

Dossier Magie de l'incarnation : Cate Blanchett est Katharine Hepburn dans The Aviator de Martin Scorsese

L’ÉLAN DU CORPS

Cate Blanchett est Katharine Hepburn dans The Aviator de Martin Scorsese

C’est vrai qu’elle est dotée du même beau visage anguleux aux pommettes hautes que son aînée et s’est approprié son phrasé si particulier comme d’autres une langue étrangère. Mais de la star et de la femme, Cate Blanchett a attrapé l’essence et l’urgence. Son portrait d’elle dans The Aviator de Martin Scorsese, d’abord basé sur un élan du corps dans la scène du golf-tout en enjambées, en moulinets des bras, se transforme peu à peu en frémissement constant du visage. De sa large bouche à ses paupières, de son menton à sa tignasse rousse, Cate Blanchett a saisi tout ce qui, au plus profond d’Hepburn, vibre. Son excentricité, son engagement, ses emballements, sa soif d’être aimée pour ce qu’elle est.

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UN ÉCLAT DANS L’ŒIL

Michel Bouquet est François Mitterand dans Le Promeneur du Champ de Mars de Robert Guédiguian

Michel Bouquet a l’âge du rôle, mais pas son visage, ni même sa voix. Et il n’essaie d’avoir ni l’un ni l’autre, il est au delà. Dans une intensité, une densité d’être. Pas un instant, dans Le Promeneur du Champ de Mars de Robert Guédiguian, on ne questionne la présence magistrale de l’acteur dans la stature du Président. C’est le souffle du second qui habite le premier et fait s’envoler les mots des discours politiques, les dialogues frappés au coin de la culture. Mais l’éclat dans l’œil de l’acteur devient à tout jamais celui du vieux chef d’État : une malice, une ironie qui semblent venir droit de l’enfance. Une gourmandise.

Dossier Magie de l'incarnation : Eric Elmosnino est Serge Gainsbourg dans Gainsbourg (Vie Héroïque) de Johann Sfar

UNE FRAGILITÉ COMME UN TREMBLEMENT

Éric Elmosnino est Serge Gainsbourg dans Gainsbourg (Vie héroïque) de Johann Sfar

Eric Elmosnino était né pour jouer Serge Gainsbourg, car la ressemblance, sans artifice, est flagrante. Il a attrapé au vol les mouvements de mains, la cigarette entre les doigts longs, et les hochements de tête. Et les chansons personnifient si bien leur auteur qu’elles infusent à travers celui qui les reprend à l’écran. Mais il y a plus. Les yeux de l’acteur sont le miroir troublant d’une âme blessée, puis fracassée. Et ça, c’est la marque des grands. La fragilité intrinsèque de Serge, dans Gainsbourg (vie héroïque) de Johann Sfarr, Elmosnino la respire par tous les pores de sa peau. Au point que son incarnation frôle la perfection. Au point que depuis, dans d’autres rôles et d’autres films, il a un peu du mal à s’en défaire.

Dossier Magie de l'incarnation : Helen Mirren est la Reine Elizabeth II d'Angleterre dans The Queen de Stephen Frears

UN PORT ROYAL

Helen Mirren est la reine Elizabeth II d’Angleterre dans The Queen de Stephen Frears

Elle regarde sur un poste de télévision en contrebas Tony Blair sortant du bureau de vote. Les yeux baissés, les lèvres serrées, elle semble ne rien exprimer d’autre qu’une altière attitude d’altesse. Une respiration, un imperceptible souffle réprobateur. Puis elle s’adresse à l’homme qui est en train de la peindre en reine d’Angleterre, retourne, l’espace d’un froncement de sourcil, à l’écran de télévision avant d’écouter la réponse. Mise en scène par Stephen Frears en pleine « fixation » de son image pour l’éternité, avec cette immuable couronne de cheveux et les attributs de son rang, l’Elizabeth d’Helen Mirren impose un port royal. Une immobilité de façade, un masque derrière lequel toute une foule de sentiments affleurent sans cesse. Une des plus fascinantes incarnations de ces dernières années : un sphinx dont les énigmes nous parviendraient comme par télépathie.