Vincent n'a pas d'écailles

Vincent, Lucie, le renard et les autres

C’est une romance, une comédie aquatico-burlesque menée avec sérieux, un film fantastique aux accents naturalistes. Vincent n’a pas d’écailles, le premier long-métrage de Thomas Salvador, croit fort dans les pouvoirs d’enchantement du cinéma et joue la carte du super-héros sans esbroufe. Avec audace, singularité et présence.

Vincent n’a pas d’écailles, en effet. Encore moins de cape ou de costume distinctif. Vincent est un jeune homme tranquille à la longue silhouette, au corps svelte. Au contact de l’eau, ses forces se décuplent, lui permettent de nager comme un dauphin ou de se propulser avec une vigueur hors norme. Vincent est ainsi, différent et discret. Comment ne pas se faire remarquer ? À qui confier son secret ? Comment trouver sa place et rester libre dans notre monde normé, lui, l’homme de peu de mots, maladroit, mais désireux d’entrer en contact avec les autres ?

On avait fait la connaissance de Thomas Salvador, alpiniste, acrobate et danseur, à travers ses courts-métrages remarqués en festivals. Dans De sortie (bijou de trouvailles poético-burlesques récompensé par le Prix Jean Vigo en 2006), Petits Pas, Là ce jour ou Une rue dans sa longueur, il y façonnait pas-à-pas – en scénarisant, réalisant et interprétant lui-même son personnage principal – un univers décalé, investi par un être à contretemps. Un cinéma au burlesque subtil et fragile qui prend, avec ce premier long-métrage, toute son ampleur.

Car Vincent est un lointain cousin des personnages de Buster Keaton ou de Jacques Tati. Ce garçon mutique au visage impassible s’exprime avec son corps. Son don le pousse à évoluer dans l’eau ou sur la terre ferme, sans stratégie, ni mission. Ce « super-héros » ordinaire cherche sa place à tâtons. Sa rencontre amoureuse avec Lucie (la vive et espiègle Vimala Pons) l’aidera à assumer son particularisme et à grandir.

Dès ses premières séquences, Vincent n’a pas d’écailles nous rend alertes. Il y a, dans ces images composées avec soin, dans le rythme organique du film (grandement induit par le tempo propre du réalisateur à l’écran), quelque chose de peu habituel au cinéma : une détermination, une foi inébranlable dans les pouvoirs enchanteurs de l’acte cinématographique, tel qu’il fut pensé à ses origines. Quelque chose là se joue entre les images et vibre au cœur de ces interstices. Vincent est un film « fait main », dans un geste à la fois sûr et fébrile, où les actions extraordinaires sont réalisées non pas au besoin d’une technologie numérique de haute volée, mais grâce à des astuces mécaniques élaborées par Thomas Salvador lui-même, à la manière d’un magicien ingénieux et entraîné. On ne lui demandera pas de nous livrer ses secrets de fabrication. Il y a du bon à ne pas tout comprendre, du plaisir à se sentir embarqué, et de la fascination à voir des corps conscients de leur potentiel, audacieux dans leurs élans. Qu’elles sont jolies, ces séquences amoureuses, celle de « la plus longue caresse du monde » ou du baiser inversé, clin d’œil amusé au Spider-Man de Sam Raimi (seul instant référentiel du film qui, jamais, ne fait le malin) !

Vincent et son histoire fantastique installent ainsi son spectateur dans une position active, le faisant naviguer d’une rive à l’autre : ce qui nous est ici donné à voir et à entendre est-il réel, irréel ? « Le fantastique occupe le temps de cette incertitude », explique le philosophe et historien Tzvetan Todorov dans son Introduction à la littérature fantastique : « Le fantastique, c’est l’hésitation éprouvée par un être qui ne connaît que les lois naturelles, face à un événement en apparence surnaturel ».

Dans cet état d’instabilité, nous voilà aux aguets. Car Vincent n’a pas d’écailles et son environnement aquatique offre autant à voir qu’à entendre. Il faut ainsi tendre l’oreille et se laisser surprendre par une bande-son d’une extrême richesse. Chaque souffle, chaque bruissement, chaque brasse post-synchronisés trouvent leur juste relief dans l’artifice et deviennent sources de vivant. Dans une très belle séquence, Vincent nage lentement, à la manière d’un reptile immergé, et rencontre un renard sur le bord de la rivière. Un dialogue muet semble naître ainsi entre eux, dans les regards et la respiration de l’un et de l’autre. C’est très rare de voir et entendre cela au cinéma. Voilà un film aux paysages sublimes qui croit ferme au pouvoir du temps présent, où les personnages avancent à leur juste cadence, savent regarder et écouter, et peuvent ainsi accueillir les hasards. C’est ici source d’instants magnifiques, où l’ironie et le second degré n’ont jamais leur place, mais où la poésie, l’étrangeté et la drôlerie affleurent et réjouissent considérablement.

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