The Grand Budapest Hotel

Entretenir l’illusion

Le nouveau film de Wes Anderson virevolte de courses poursuites en dialogues véloces dans l’entre-deux-guerres d’une Europe imaginaire. Un zeste d’Ernst Lubitsch, un soupçon de Stefan Zweig : éloge (pas dupe) de l’hospitalité, du Verbe et de la vitesse. Pour mieux tenir à distance la grossièreté du monde…

Que l’on soit sensible ou pas à la musique des mots, il est parfois utile d’être attentif aux « punch-lines » pour savourer un film. Notamment un film américain où la parole, au cœur du dispositif scénique, cavale, cingle, questionne, amuse, révèle ou étourdit.

Que nous dit, ainsi, la voix off du narrateur de The Grand Budapest Hotel à propos de son héros, au terme d’1h40 d’aventures virevoltantes ? Qu’il savait « entretenir l’illusion avec une grâce merveilleuse », gardien formidable – car lucide – d’« une vieille ruine enchanteresse ». Tiens donc ! Est-on bien sûr que cet éloge ne concerne que Monsieur Gustave, l’homme aux clés d’or de ce palace de l’entre-deux-guerres ? Ne doit-on pas entendre aussi, en creux, un hommage aux artifices élégants d’un 7e art résolument dédié à la fantaisie ?

Le fait est que pour son 8e long-métrage, Wes Anderson donne à voir un espace-temps aussi irréel que personnel. Un univers très (très) visuel, gorgé de maquettes et de couleurs. Assez bavard… Et très (très) rythmé : nombre d’époques (1985/1968/1932) se chevauchent, nombre d’influences (Stefan Zweig et Ernst Lubitsch) se mêlent, et nombre de personnages se percutent (mazette, quel casting !).

L’élan est d’autant plus manifeste que le cinéaste opte, cette fois, pour un film tout en mouvements, courses-poursuites, évasions et scènes d’action. Nulle errance pour autant… D’abord, parce que son tandem moteur – un concierge d’hôtel et son garçon d’étage –, lui permet de renouer avec la relation mentor/élève qui traverse son œuvre. Il reste en terrain connu.

Et ensuite, parce que son humour singulier, à la fois sophistiqué et naïf, résonne comme jamais, s’appuyant sur la subtilité britannique de Ralph Fiennes, très en verve, et l’innocence toute ricaine du jeune Tony Revolori. Bien  joué !

Le plus drôle, néanmoins, c’est que Wes le magicien utilise le charme des comédies (policières) américaines de l’âge d’or pour revisiter le charme de l’Europe d’avant-hier. Celle-là même qui, au faite de la « civilisation », et juste avant de s’engouffrer dans le fascisme et le communisme, fleurait bon l’hospitalité et la grâce, n’est-ce pas monsieur Zweig ? Houlà ! Délaissant les affres de la famille « made in USA » (son burlesque immobile, sa délicate mélancolie), le cinéaste-dandy se serait-il essayé, pour le coup, à la chronique politique ?

 

Que l’on se rassure : l’Histoire, ici, jamais n’obscurcit l’histoire, essentiellement légère. De fait, l’intrigue du Grand Hotel Budapest se niche au Zubrowska, pays imaginaire ! Reste qu’une fable sur l’amitié – et le passé recomposé – n’est pas innocente. Tendez bien l’oreille : la parole flâneuse, joueuse et gracieuse de Monsieur Gustave n’est-elle pas, somme toute, un moyen de déjouer la grossièreté d’un monde en train de basculer (du mauvais côté, s’entend) ? Entretenir l’illusion, en effet…

Par Ariane Allard