Une vie

Les jours, les mois, les années

Stéphane Brizé (Mademoiselle Chambon, La Loi du marché) adapte Une vie de Maupassant, en puise l’essence sensible et signe un film d’une grande modernité, doté d’un travail sonore, visuel, et d’une interprétation remarquables.

Il y a d’abord un parti pris stylistique judicieux : le choix du format 1.33 qui réduit le cadre dans sa largeur et enferme ses personnages dans leur environnement. Soit la campagne normande de la première moitié du XIXème siècle que retrouve Jeanne à sa sortie du couvent, en 1819. « Radieuse, pleine de sèves et d’appétits de bonheur », comme la décrit Maupassant, Jeanne est une jeune femme vive et délicate, qui aime immensément ses parents, et choisira d’épouser un homme qui ne saura la rendre heureuse. C’est ainsi le récit d’un parcours de vie, étendu sur 27 ans, où s’installent déceptions et vicissitudes. Mais où perlent aussi des instants de joie fugaces.

La force du travail de Stéphane Brizé est d’avoir su trahir judicieusement cette histoire, d’en modifier des éléments saillants, pour mieux faire jaillir la force du destin en cours et le sentiment de la vie qui s’écoule, du temps qui passe. Ainsi sa caméra portée à l’épaule offre-t-elle à voir et à sentir un léger frémissement du cadre, un déséquilibre constant qui rendent palpables les battements de cœur de ses personnages. Car Jeanne saura faire front au malheur et garder un amour intact pour la beauté de la nature et de l’existence, et c’est de cette force vitale que témoigne cette mise en scène sensible.

Une vie, Stéphane Brizé, Critique, © Michaâl Crotto

À l’image, chaque détail trouve sa juste place : une dentelle, une pièce de jeu en bois, une lettre manuscrite, rendent compte du sérieux de la reconstitution historique qui jamais ne se gonfle d’orgueil et ne leste l’ensemble du dispositif. La caméra, agile, se promène dans ce décor, caresse les visages et les corps. L’œuvre photographique d’Antoine Héberlé, doux et fin quand il s’agit de rendre compte du temps qui a passé et du vieillissement des personnages (beau travail raffiné, aussi, du maquillage) contribue à ce sentiment de légèreté. C’est un contrepoint essentiel à la noirceur de cette histoire qui n’épargne en rien ses protagonistes.

Le travail sur le son (que signent Pascal Jasmes et Alain Sironval) fait preuve d’une remarquable sensibilité. La pluie, le crépitement du feu, la toux de Jeanne quand elle est souffrante, le vent, le frottement des herbes entre elles, le grain des voix et leur relief, les notes du piano forte d’Olivier Baumont : tout jouit ici d’une grande présence. Et le travail de montage qui joue régulièrement la carte du décalage entre l’image et le son, tout comme l’alternance du passé et du présent, renforce ce sentiment. Quelle belle idée !

Une vie, Stéphane Brizé, Critique, © Michaâl Crotto

Au cœur de cet ensemble, les comédiens trouvent les gestes et le ton justes. Judith Chemla dans le rôle de Jeanne, est idéale : précise et délicate, elle donne à voir les subtiles circulations des sentiments de son personnage. Face à elle, Jean-Pierre Darroussin et Yolande Moreau apportent une légèreté en baron et baronne, Swann Arlaud dans le rôle de Julien, le mari volage, et Nina Meurisse dans le rôle de Rosalie, la sœur de lait, trouvent également le bon équilibre entre fraîcheur et gravité.

C’est un ensemble d’une infinie délicatesse et d’une réelle hardiesse ! Le scénario ose les ellipses et les transpositions (astucieuse mise à mort des amants, par exemple) : Brizé transcende le roman de Maupassant pour en extraire l’essence et cheminer vers cette idée, formulée par Rosalie à la toute fin du récit : « La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit ».