Pororoca, pas un jour ne passe

Notre pire cauchemar

Une petite fille disparaît. La famille se délite, et le père, inconsolable, cherche inlassablement à la retrouver et à comprendre. Une chronique en forme de thriller, saisissante et bouleversante.

 

Tout va bien dans la famille Ionescu : soirée arrosée entre amis le samedi, discussion ironique du couple dans la nuit, jeux du matin avec les deux enfants, tandis qu’ils se préparent à aller au parc. Sans doute comme tous les dimanches. Cristina reste à la maison et Tudor embarque leur fils Ilie, 7 ans, et leur fille Maria, 5 ans, une casquette pour lui, un vélo pour elle et le sac avec de l’eau et des gilets au cas où…

Le plan suivant est surprenant, déstabilisant, on ne sait pas bien où on est : c’est le parc, vu de loin, des enfants jouent autour des balançoires et autres toboggans, des adultes sont assis sur les bancs, autour, un ballet de poussettes, de trottinettes, de rollers et de ballons. On entend des conversations, puis la voix de Tudor, un monologue, il est au téléphone sans doute, parle boulot avec un collègue.

Et puis la caméra fixe Tudor sur son banc… Ilie et Maria reviennent régulièrement près de leur père, le premier va jouer au foot, la seconde retrouve une copine, va acheter une glace avec la mère de celle-ci. Tudor est toujours au téléphone… Une dispute s’engage non loin de là entre deux vieilles dames et un homme qui promène son chien. La vie circule. Et puis, soudain, presque d’une seconde à l’autre, Tudor ne voit plus Maria, il la cherche, panique, l’appelle, demande qui l’a vue aux enfants et aux autres parents, court près du plan d’eau et des toilettes, revient. La panique est tangible, elle gagne tout le monde, Tudor appelle la police. Fin du plan-séquence de quinze minutes. Tout s’est passé à la fois très lentement et très vite, comme dans les pires cauchemars de tout parent.

La suite est un lent délitement de la cellule familiale, chagrin et remords, incompréhension, jusqu’à ce que, l’espoir s’amenuisant, Cristina ne supporte plus son mari et emmène son fils dans sa famille. Tudor reste seul, parlant avec le commissaire, scrutant les photos prises ce jour-là, se laissant aller physiquement, mais cherchant sans relâche un signe, un indice, une preuve. Un autre coupable que lui-même…

C’est l’histoire d’une disparition. Inexplicable, insupportable, qui impacte tout, fait remonter des soupçons, des inquiétudes, des fissures sous le vernis du bonheur familial. Ce qui était anodin devient énorme, comme l’éléphant aux yeux rouges dans l’histoire racontée au début par Ilie. Pourquoi, lorsque Tudor a découvert que sa femme recevait de nombreux appels d’un « ancien collègue », a-t-il téléphoné à celui-ci, le menaçant de « défoncer sa famille » ? À qui téléphonait-il sur le banc, demandant : « Tu peux parler ? » et flirtant gentiment ? Pourquoi, comme le lui reproche Christina, avait-il hurlé sur sa fille peu de temps avant le drame ?

On est sans cesse avec Tudor (Bogdan Dumitrache, halluciné et hallucinant, primé à San Sebastian) dans sa panique et sa douleur, puis dans son obsession autodestructrice. Le film dure deux heures trente-deux minutes et se fait aussi réflexion sur le temps, qui s’étire ou se contracte, qui fait des bonds ou vous englue. Le temps du film nous atteint comme l’épreuve traversée par Tudor, fait de nous des témoins impuissants, des enquêteurs de pacotille, des accompagnateurs empathiques. Thriller haletant, polar de l’âme, Prororoca est un immense film bouleversant, signé Constantin Popescu. Il est roumain, né en 1973, et il fait partie des signataires d’un segment des Contes de l’âge d’or, collection de courts-métrages initiée par Cristian Mungiu, son aîné de cinq ans. Même si ses deux premiers longs-métrages sont restés inédits chez nous, il prouve ici qu’il fait bel et bien partie de la « Nouvelle Vague roumaine », aux côtés des plus grands : Mungiu, Porumboiu, Pui. Et qu’il faudra désormais compter avec lui.

Reste le titre, énigmatique. « Pororoca » est un mot brésilien. Jamais énoncé dans le film, mais que l’on comprend très bien lorsqu’on en découvre par soi-même la définition : il s’agit d’une vague pouvant atteindre plusieurs mètres de hauteur. Ce qui frappe la famille Ionescu est de cet ordre. Et détruit tout sur son passage…