Good Kill

Le revers de la médaille

Andrew Niccol abandonne le spectacle pour teenagers au profit de Good Kill : un virage surprenant sur l’actualité, où il pose les jalons d’une réflexion courageuse, réaliste et perturbante, sur la guerre menée par les États-Unis contre le terrorisme. Avec l’épatant Ethan Hawke.

Depuis sa base à Las Vegas, le commandant Tommy Egan (Ethan Hawke), pilote de chasse devenu pilote de drone, combat les talibans douze heures par jour derrière une télécommande. À l’extérieur, dans l’intimité de sa petite maison bourgeoise, il fait front à un foyer en crise avec sa femme Molly et ses enfants. Écartelé entre ces deux pôles, Tommy commence doucement à perdre pied…

Le rapport entre technologie et humanité passionne depuis toujours Andrew Niccol, un leitmotiv décliné par un premier coup de maître, Bienvenue à Gattaca (déjà avec Ethan Hawke) avant de céder au grand spectacle hollywoodien avec un goût moins heureux (Simone, 2002, Time Out, 2011, Les Âmes vagabondes, 2013). Si le cinéma d’anticipation définissait le mieux sa filmographie (hormis Lord of War), Niccol y renonce symboliquement dans Good Kill : « Le futur est déjà là : les progrès technologiques sont prêts à nous sauter à la gorge », semble-t-il nous dire. De fait, la mise en scène du film est assujettie à une question primordiale : pourquoi ignorer les possibilités offertes par la technique d’aujourd’hui, puisqu’il est si simple de tuer ses ennemis à distance, depuis chez soi, sans risque, en pilotant un drone ?

Constat réel, l’armée américaine ne s’embarrasse plus d’un tel problème. Une vérité qui aura valu au film quelques coups de griffes lors du dernier festival de Venise et, naturellement, au sein de l’armée. Néanmoins, personne n’aura pu contredire les faits avérés rapportés ici avec minutie, ni reprocher l’indépendance d’esprit d’Andrew Niccol qui se fonde sur une base très documentée – il a écrit, produit et réalisé seul, Good Kill. Son parti pris d’objectivité s’accroche à la répétition des gestes et des scènes de tueries par écrans interposés. Tortures évidentes pour les cibles, elles sont aussi un supplice pour le pilote de drone lui-même, un Charlot des Temps modernes déboussolé, assigné au travail à la chaîne. Et Niccol  enfonce le clou en évoquant l’aspect peu connu,  mais bien réel de la « double frappe », l’armée américaine intimant l’ordre de bombarder deux fois au même endroit, en dépit de toute convention, pour tuer aussi les premiers secours. Dans cet espace de pilotage étroit, le cinéaste astreint ses personnages et le spectateur à la claustrophobie et à une lente suffocation morale. Insoutenable.

Le commandant Tommy Egan en est ainsi le cobaye fictionnel privilégié, vacillant et monstrueux. Interprété par Ethan Hawke (qu’Andrew Niccol retrouve pour la troisième fois), le personnage est astucieusement le sosie de Tom Cruise dans Top Gun, un profil psychologique qui mute à mesure que son cas de conscience enfle au long du récit : déjà amoindri dans sa fierté, car il ne vole plus, mais pilote seulement des drones, il assassine à tour de bras jusqu’à l’hébétude, tel un zombie. Pour harceler davantage son antihéros, Niccol décline aussi toute une gamme de situations hors de l’abattoir en jouant de contrastes : dans un quotidien dérisoire, aveuglé du soleil de Las Vegas, qu’il soit confronté au stéréotype assez ridicule de la crise de son couple ou qu’il échange des platitudes avec un admirateur de l’uniforme, rien ne filtre jamais du secret inavouable de Tommy. La mesure qu’Andrew Niccol applique à tous ces détails renforce d’autant la banalisation de la boucherie dont Tommy est l’auteur régulier. En bout de course (et malgré une révélation tardive qui n’amène aucune rédemption), Good Kill paraît comme le revers de la médaille d’American Sniper de Clint Eastwood : terrifiant.