L'étrange couleur des larmes de ton corps

Au coeur d'une image

Si son travail sur celle d’Amer a marqué les yeux et les esprits, Gilles Vranckx, touche-à-tout talentueux, n’est pas concepteur d’affiches par vocation. Sa collaboration en tant que programmateur et graphiste au festival de cinéma bis Offscreen à Bruxelles voisine avec son riche travail graphique, inspiré par le cinéma et la culture pop. Synthétiser en une affiche les thématiques de L’Etrange Couleur des larmes de ton corps était une véritable gageure, tant le film d’Hélène Cattet et Bruno Forzani est une plongée sensorielle, très peu narrative, dans la psyché d’un homme perturbé. Il s’en est pourtant acquitté avec brio, livrant une œuvre d’art en parfaite adéquation avec le film qu’elle illustre et dont il nous offre à voir ici les étapes de création.


Affiche de L'étrange couleur des larmes de ton corps de Bruno Forzani et Hélène Cattet.


Conversation avec Gilles Vranckx, auteur de l’affiche


Comment avez-vous rencontré Hélène Cattet et Bruno Forzani ?

Après la fin du tournage d’Amer, Bruno Forzani, qui connaissait un de mes amis du festival Offscreen, lui a indiqué qu’il cherchait un graphiste pour créer l’affiche du film. Nous sommes rentrés en contact ainsi et avons commencé à travailler ensemble.

Comment travaillez-vous avec le duo ?

Le fait même que ce soit un duo n’est pas toujours très pratique, car ils ont parfois des idées très différentes sur ce qu’ils veulent. Le temps de travail a été plus long pour Amer, car à l’époque, ils n’avaient pas une idée précise de ce qu’ils voulaient et nous avons dû tâtonner. Le travail s’est d’abord fait à partir de photos, avant de passer au dessin. Pour L’Etrange Couleur… le travail a été beaucoup plus rapide, car ils savaient exactement ce qu’ils voulaient obtenir : l’idée de cette femme bleue, qui est un peu une déesse et qui tient le tueur dans sa main. Tout s’est construit comme un puzzle à partir des éléments qu’ils m’apportaient, et notamment les références à l’Art nouveau, très présentes dans le film.

Vous reste-t-il une marge de manœuvre avec des directives aussi précises ?

Oui, c’est un travail de collaboration. J’ai, par exemple, apporté l’idée des éclats de verre. Ou celle de la représentation du sang que j’ai voulue assez subtile. En fait, contrairement à la conception d’une affiche plus commerciale qui peut être assez rapide, le travail Hélène et Bruno se fait dans un échange d’idées qui se déroule dans le temps. Ils m’ont également demandé de créer une bande dessinée, qui, dans le dossier de presse, remplace le synopsis. J’ai trouvé l’idée amusante.

Intervenez-vous très tôt dans la production ?

Dans les deux cas, j’ai vu des copies de travail qui m’ont ensuite permis de dégager des éléments thématiques et visuels. Un visionnage me suffit en général. Je viens de faire pareil avec Fabrice Du Welz, qui a terminé le tournage de son nouveau film Alléluia et dont je vais composer l’affiche.

Vos affiches sont plus proches d’œuvres d’art que d’un matériel strictement promotionnel…

La conception d’affiche n’est pas mon métier à la base. Amer était ma première expérience. Je n’aime pas trop l’utilisation de photos, à laquelle je préfère toujours le dessin. Dans le cas de ma collaboration avec Hélène et Bruno, les références coulent de source, car nous avons les mêmes inspirations et partageons le même univers visuel, fait notamment de références au giallo.

Quel regard portez-vous sur les affiches de cinéma contemporaines ?

Très peu me plaisent, en fait. Ça se rapproche plus souvent du travail marketing que du travail créatif. Je sais bien qu’en sortant un film avec Tom Cruise, il faut montrer son visage. Mais on peut faire du bon travail, même avec le visage de Tom Cruise en gros plan. Finalement, les affiches teaser, où il semble y avoir plus de liberté de création, sont parfois plus intéressantes que les versions définitives. Mais il existe des exceptions, bien sûr. J’aime beaucoup l’affiche de Under the Skin de Jonathan Glazer, mais aussi celle de Enemy de Denis Villeneuve (ainsi que le film, d’ailleurs). C’est un travail très épuré, qui rend bien compte des thèmes importants dans le film.

Avez-vous une prédilection pour les affiches du passé ?

J’ai, en effet, beaucoup plus d’affection pour les affiches du passé, plus graphiques et stylisées. Le travail de Saul Bass, par exemple, qui résume un film en quelques idées très fortes. Je travaille moi-même sur des films du passé, puisque j’ai récemment fait des affiches pour l’éditeur anglais Arrow Video. J’ai eu le plaisir de dessiner Vincent Price pour Le Puits et le pendule de Roger Corman. Pour ne pas reprendre le traditionnel visuel des affiches d’époque du film, je me suis appuyé sur une peinture un peu lugubre représentant des moines dans quelques plans du film. Ce travail m’a permis de changer un peu et d’utiliser l’aquarelle. Pour L’Etrange Couleur…, j’ai essentiellement travaillé au crayon avant de faire le travail sur les couleurs à l’ordinateur. Mais l’ordinateur n’est qu’un outil sur lequel je m’appuie. J’aime travailler la typographie moi-même, par exemple pour obtenir un résultat plus vivant, moins léché.

Où vous situez-vous par rapport au travail d’affichiste ?

Ce n’est pas mon travail principal, même si les demandes se sont multipliées ces derniers temps. Mais j’ai envie de travailler encore sur le corps féminin, comme sur ma série « Les femmes de Gilles » disponible sur mon blog.